Les linguistiques de la parole

Longtemps dans l'ombre de l'écrit, puis évacuée par la linguistique européenne au début du XXè siècle, la parole se trouve aujourd'hui au coeur des préoccupations de plusieurs branches des sciences du langage.

Alors que la grammaire traditionnelle nous propose souvent des exemples du type «le chien du voisin s'est sauvé», on entendra dans la conversation courante «au fait, le voisin... son chien, eh ben i s'est sauvé», et parfois quelques bizarreries, comme «Donne-moi-Z-en»... Manifestement, la parole a son fonctionnement propre, mais n'est devenue un objet d'étude que récemment. Pourtant, s'il est un point commun à toutes les langues, c'est bien d'être parlées. Certes, la rhétorique antique a fourni une abondante réflexion sur certains usages de la parole, dans une société où l'art de l'orateur était au coeur de la vie de la cité. Mais, dans les cultures à forte tradition littéraire, la parole a longtemps été occultée par l'écrit. Or, une langue est d'abord parlée et, si certaines d'entre elles possèdent une écriture, nombreuses sont celles qui n'en ont pas.

Au début du xxe siècle, Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique moderne, a opéré une distinction fondamentale entre la langue, ensemble de règles abstraites, et la parole, action singulière d'un locuteur. Or la linguistique saussurienne va privilégier une approche dite immanente, car elle se préoccupe exclusivement du fonctionnement interne de la langue, indépendamment des pratiques réelles. Seul l'aspect verbal et non vocal est alors retenu, et la situation de communication est elle aussi évacuée. Du coup, des phénomènes comme la prosodie, l'intonation, se sont trouvés exclus de la linguistique saussurienne. Comment comprendre dès lors qu'un énoncé comme «j'adore ce film», dit sur un ton ironique, signifie précisément le contraire ? Ce n'est que peu à peu que la linguistique s'est ouverte à l'étude de la parole, en intégrant notamment les apports issus d'autres disciplines comme la sociologie ou la psychologie.

Comment avons-nous appris à parler ?

L'acquisition du langage nécessite bien entendu certaines capacités physiologiques (audition, phonation), mais également des compétences cognitives complexes. En 1975, un débat mémorable opposa le psychologue Jean Piaget et le linguiste Noam Chomsky. Selon J.Piaget, un enfant vient au monde avec certaines prédispositions, mais ses capacités cognitives se développent au fil de l'expérience. Pour N.Chomsky, la «compétence linguistique» est innée et, même si les langues sont acquises, la structure permettant d'organiser le langage est déjà inscrite dans le cerveau.

Les recherches se poursuivent aujourd'hui avec l'essor des sciences cognitives. Toujours est-il que, dès son plus jeune âge, le bébé a une capacité de perception des sons humains extrêmement large. Cette capacité va se réduire au fur et à mesure de sa familiarisation avec une langue donnée, dans laquelle il sélectionnera les sons pertinents, les phonèmes, dont la phonologie étudie le fonctionnement. Avec le babillage (de deux mois à un an), le bébé s'exerce à produire toutes sortes de sons, puis élabore des séquences basées sur des oppositions franches entre consonnes et voyelles (baba, dodo), plus faciles à prononcer. Progressivement, il s'approprie les phonèmes de sa langue : un bébé chinois et un bébé français ne babillent pas avec le même répertoire de sons. Le nourrisson distingue les syllabes, puis les mots, développe leur compréhension, et enrichit son vocabulaire passif, c'est-à-dire le réservoir de mots qu'il pourra utiliser par la suite. Entre 10 et 12 mois apparaissent les premiers mots. Ensuite viennent les mots-phrases, du type «apu» pour dire «il n'y a plus de gâteau», par exemple. L'enfant apprend de nouveaux mots, mais également des règles de construction. L'erreur est d'ailleurs souvent le signe qu'une règle est bien assimilée : dans la bouche d'un enfant de quatre ans, «vous disez» révèle que le principe de la deuxième personne du pluriel est bien assimilé. Il faudra ensuite que l'enfant mémorise les irrégularités comme «vous dites» ou «je vais». Au-delà de la langue, l'enfant va également apprendre les règles qui, dans sa culture, régissent les conversations.

La parole au quotidien

De nombreuses recherches se sont penchées sur la façon dont se déroulent les interactions verbales. La méthode est empirique, basée sur des analyses de corpus (situations échantillons). Comme le montrent les travaux de l'école de Palo Alto[Voir Y.Winkin, La Nouvelle Communication, Seuil, 1981.], la parole prend appui sur tout un ensemble de signaux (gestes, mimiques, situations, liens relationnels) qui participent plus largement à la communication. Un autre courant, la pragmatique, s'est intéressé à la façon dont une parole peut exercer une action. Son fondateur, le philosophe anglais John L.Austin[Quand dire, c'est faire, 1962, Seuil, 1970.], s'est d'abord penché sur les énoncés dits performatifs : «Je vous déclare mari et femme» ou «je te donne ce livre» font plus que décrire le monde, ils le modifient. La pragmatique a proposé une théorie des actes de langage, développée par John R. Searle[Les Actes de langage, 1969.]: si certains actes sont explicites, comme «peux-tu ouvrir la fenêtre?», d'autres sont indirects, comme «il fait chaud ici!», qui pourra constituer une demande, et non une affirmation.

Herbert Paul Grice, philosophe anglais, a étudié la façon dont on peut dégager les implicites d'un énoncé, ce qu'il appelle les «implicatures conversationnelles». Si vous demandez à quelqu'un si tel restaurant est bon et que l'on vous répond que c'est copieux, vous devez comprendre que la cuisine n'est pas des plus raffinée.

Une façon de parler peut être le reflet d'une origine géographique (les accents marseillais, québécois), d'une époque (comme le montre la façon de déclamer en vogue dans les actualités des années 50), ou encore d'un groupe social. Le linguiste américain William Labov, fondateur de la sociolinguistique, s'est notamment attaché à l'étude de la variété d'anglais spécifiquement parlée dans les quartiers noirs de Harlem[The Social Stratification of English in New York, 1966 ; Le Parler ordinaire, Minuit, 1972; Sociolinguistique, Minuit, 1974.], soulignant sa cohérence interne. W.Labov distingue trois types de règles: les règles catégoriques, qui ne sont jamais transgressées (personne ne dit «je mangeront»); les règles semi-catégoriques, dont la transgression est un indicateur social («ils croivent»); et les règles variables (dire «ne... pas» ou seulement «pas»).

En France, Pierre Bourdieu s'est intéressé à la façon de parler en tant que signe de distinction sociale [Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, revu et augmenté sous le titre Langage et pouvoir symbolique, 2001]. La façon de parler du groupe dominant s'impose comme référence. Les divers «marchés linguistiques» peuvent se classer du plus soumis (école, institutions) aux moins soumis (argots), jusqu'aux «marchés francs», qui s'y opposent radicalement. «La meuf que je t'ai parlé, elle est trop canon», par exemple, se distingue nettement comme un parler populaire, marqué par la syntaxe («que» à la place de «dont»), par le vocabulaire (verlan, argot), et par la prosodie (musicalité de la phrase). Un parler propre à un groupe social est appelé sociolecte; propre à une région, un dialecte; propre à un individu, un idiolecte.

L'analyse conversationnelle s'est construite à partir d'apports multiples, comme la linguistique énonciative, initiée par Emile Benveniste ou Mikhaïl Bakhtine, et différents courants sociologiques. Parmi eux, l'ethnographie de la communication, fondée par Dell Hymes et John Gumperz[Sociolinguistique interactionnelle, L'Harmattan, 1979.], considère que la «compétence linguistique» soulignée par N.Chomsky ne se suffit pas: elle doit s'articuler avec la compétence communicationnelle, la maîtrise des règles de la conversation propre à chaque culture. L'éthnométhodologie, issue des travaux de Howard Garfinkel, analyse les conversations quotidiennes, notamment l'intonation, l'organisation des séquences, la gestion des tours de parole. Comme le souligne Catherine Kerbrat-Orecchioni[Les Interactions verbales, tome III, Armand Colin, 1994; voir également La Conversation, Seuil, 1996.], un temps de pause de trois dixièmes de seconde peut suffire à un Français pour considérer qu'il est en droit de prendre la parole, tandis qu'il faudrait cinq dixièmes de secondes à un Américain avant d'intervenir. Résultat: l'Américain discutant avec un Français peut avoir le sentiment d'être interrompu constamment. En France, de plus en plus de linguistes s'intéressent aux parlers ordinaires, comme Louis-Jean Calvet, Jean- Pierre Goudaillet, Françoise Gadet ou Véronique Traverso[L.-J.Calvet, L'Argot, Puf, 1994; J.-P.Goudailler, Comment tu tchatches! Dictionnaire du français contemporain des cités, Maisonneuve & Larose, 1998; F.Gadet, Le Français ordinaire, Armand Colin, 1996; V. Traverso, L'Analyse des conversations, Nathan, 1999].

Tous ces travaux montrent que la parole ne se construit pas simplement en suivant les normes de la langue, mais obéit à des tacites plus ou moins flexibles. Jadis bannie du champ d'étude, la parole est aujourd'hui devenue incontournable dans les sciences du langage. Face aux linguistiques de la langue, centrées sur un système abstrait, les linguistiques de la parole ont désormais leur mot à dire.

Karine Philippe, «compétence linguistique» in Sciences Humaines, rubrique "Pourquoi parle-t-on? L'oralité redécouverte", Mensuel N°159, Avril 2005.


A quoi sert l'enfance? ...

A quoi sert l'enfance?... A devenir adulte! C'est le titre de la postface de Lionel Richard (1995) au récit "Mon enfance" de Hermann Hess [traduit de l'allemand par Edmond Beaujon, Paris, éditions Mille et Une nuits, n°78, 1995]
Lionel Richard souligne que la formation de la personnalité individuelle est aussi le thème des pages regroupées sous le titre Mon enfance; elles en reçoivent du même coup un semblant d'unité comme s'il était question d'une seule longue nouvelle.

En réalité, deux textes ont été assemblés bout à bout qui appartenaient initialement à des recueils différents: l'un publié en 1948, Premières proses, et l'autre en 1907, Ici-bas. Dans leur rédaction, néanmoins, ils datent sensiblement de la même époque. Et, dans l'un comme dans l'autre, Hess part à la recherche de son passé le plus lointain pour tenter de comprendre comment il est devenu ce qu'il est.

Rend-il vraiment compte de ce qu'il a vécu, de ce qu'il a éprouvé quand il était enfant? Partiellement, certes. C'est bien de ses parents qu'il parle, des punitions que lui a infligées son père, du bonheur dans ses promenades en pleine nature, des établissements scolaires qu'il ne supportait pas, de la maladie et de la mort de son camarde le plus proche. Mais son récit est une reconstruction. Derrière lui sont présents un adulte avec les souvenirs qu'il a intériorisés, tout autant qu'un écrivain avec sa philosophie.
Par ailleurs, L.Richard affirme que Hermann Hess, dans toute son oeuvre, met en scène la quête de l'harmonie par des consciences déchirées. La fiction est le moyen qu'il choisit pour projeter sur des personnages ce drame existentiel qui, depuis son adolescence, est le sien au plus haut point. La description de leur itinéraire n'est qu'un mode de réponse à son propre malaise. De Peter Camenzind, en 1904, au Jeu des perles de verre, en 1943, ses romans sont ainsi l'expression allégorique au symbolique de son monde intérieur. Il est à la recherche d'un équilibre et ses doubles imaginaires lui servent d'exutoire pour accepter les oppositions enfermées au fond de lui-même.
Comme il le fait dire en 1919 à son personnage d'Emil Sinclair, en préface à l'histoire de la jeunesse de celui-ci dans Demain: "La vie de chaque homme est un chemin vers soi-même, l'essai d'un chemin, l'esquisse d'un sentier. Personne n'est jamais parvenu à être entièrement lui-même; chacun, cependant, tend à le devenir, l'un dans l'obscurité, l'autre dans plus de lumière, chacun comme il le peut."
Cheminement de l'individu pour se réaliser intérieurement: la préoccupation majeure de Hermann Hess a été d'illustrer ce processus. Marginalité ou intégration sociale, rébellion ou soumission au sentiment collectif, individualisme ou sens communautaire, résignation au compromis ou blocage dans le refus, contemplation ou action? Telles sont les oppositions, d'abords personnelles, qu'il cherche à résoudre et qui commandent ses constructions littéraires. Cela, toujours à des fins positives. Dans une lettre du 04 mai 1931, il écrit à l'un de ses correspondants qu'il est le contraire d'un nihiliste et qu'il donne dans tous ses livres "les éléments d'une croyance à partir de laquelle il serait possible de vivre".
Sa vision de la vie est inséparable des meurtrissures de son enfance et de son adolescence, meurtrissures qu'il attribue à sa nature, mais aussi au poids des traditions familiales, communautaires, sociales sur les institutions et les mentalités allemandes. Le résultat est qu'il a l'impression de parler aux Allemands, écrit-il dès 1902, dans une langue étrangère, et qu'il se sent étranger au milieu de leur troupeau. En situation d'exil intérieur, ce n'est pas un hasard s'il va fuir l'Allemagne pour s'établir définitivement en Suisse à partir de 1904.
Parvenu douloureusement à l'âge mûr, Hess considère l'enfance en général, à travers la sienne bien sûr, comme une accumulation d'épreuves qui pousse chacun à s'interroger sur soi-même et sur ses relations avec ses semblables. A ses yeux, les premières années de l'existence représentent le réservoir de sensation, d'impression, d'évènement qui s'inscrivent au plus profond de l'individu, pénètrent sa mémoire et son inconscient, forment son comportement ultérieur d'adulte. Elles aménagent une succession d'étapes nécessaires à l'accomplissement de soi, en même temps qu'à une relative adaptation à la vie en société. Tel a été son propre apprentissage. Il le conduit à suggérer que tout enfant doit connaître et surmonter l'angoisse, la révolte, l'humiliation, la mort, la séparation, la solitude.
Reste que ces expériences, même vécues par tout le monde, n'ont de valeur que dans la mesure où elles sont personnelles. Et le tragique est au bout quand, chez l'individu, s'estompe l'instinct de la vie. Hess est persuadé que cet instinct de vie est la force par laquelle chacun doit se laisser porter, sous peine de frustrations et de terribles souffrances morales. "L'homme est bon lorsqu'il règne une certaine harmonie entre ses instincts primitifs et sa vie consciente; autrement, il est méchant et dangereux", indique-t-il dans l'une de ses lettres.
Voilà qui ne signifie pas qu'il serait permis à chacun de se livrer à tous les excès et débridements possibles: il faut trouver son chemin dans le respect de ce qui est propre à la grandeur de l'Homme par rapport au règne animal, entre les exigences de la Nature et celle de l'Esprit. L'être humain ne saurait se réaliser que dans la conquête d'un équilibre entre ces antagonismes.
Le garnement sauvage, instable et indomptable que Hess pouvait apparaître à ses parents et à son entourage est le même individu qui, des années plus tard, est capable de s'accepter pleinement sous cette image négative, tout en se tenant sereinement à distance de ce qu'il était. Les conflits ont disparus. Les inquiétudes n'ont pas été refoulées, elles se sont apaisées. Le passé n'est plus qu'un récit maîtrisé, voire nostalgique. Cette transmutation a été opérée grâce à un cheminement spirituel. Cheminement dans lequel est intervenue, sans qu'il soit possible à Hess d'expliquer à vrai dire pourquoi, la magie de la littérature, qui l'a amené à rêver, à imaginer des histoires, et en écrire.
Raconter sa propre enfance n'est donc pas simplement pour lui une affaire de mémoire. C'est un travail de transformation littéraire qui a pour fonction de transmettre une certaine conception de la vie et de l'homme. Comme il le signale à l'un de ses correspondants: "L'oeuvre littéraire qui n'est là que pour le luxe et la décoration ne m'intéresse pas, mais qu'elle puisse être aussi le pain, le vin, une aide à la vie, là est sa justification et son sens véritable".
Au fond, à quoi sert l'enfance, dans la vision de Hess, s'interroge L.Richard? A rêver, à mûrir, à devenir adulte, répond-il. Et quand on a la chance d'être écrivain, à pouvoir y puiser matière à littérature. "Il est donné aux écrivains de se souvenir des temps les plus lointains de leur vie bien davantage que les autres gens", note-il en 1900 dans Hermann Lauscher, l'un de ses tout premiers livres. Peu, en tout cas, ont tenté de le montrer autant que lui, même s'il invente ou embellit. Sa vie, en effet, la réalité ne lui suffisant jamais, se transforme très souvent sous ses yeux de façon naturelle, a-t-il avoué, en un "conte".
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Références:
- Hess, Hermann, Romans et nouvelles (Peter Camenzind, L'Ornière, Rosshalde, Knulp, Demian, Le Dernier Eté de Klinsgor, Le Loup des steppes, Une petite ville d'autrefois, Souvenir d'un Européen), Paris, Laffont, coll. Bouquins, 1993.
- Hess, Hermann, Le Jeu des perles de verre, Paris, Calmann-Levy, 1971.
- Beaujon, Edmond, Le métier de l'homme et son image mythique chez Hermann Hess, Genève, Editions du Mont-Blanc, 1971.
- Sénès, Jacqueline et Michel, Hermann Hess le Magicien, Paris, Hachette, 1989.

Aperçu à l'approche systémique

Cette fiche de lecture est tirée de l'ouvrage de Joël de Rosnay intitulé : Le microscope, Vers une vision globale.
[Rosnay (de), J., Le macroscope, Vers une vision globale, Seuil, Paris, 1975].

Qu'y a-t-il de commun entre l'économie, l'écologie, l'entreprise, la ville, l'organisme, la cellule, ...? Rien, si on se contente de les examiner avec l'instrument habituel de la connaissance, c'est-à-dire l'approche analytique. Mais beaucoup en revanche, si l'on dépasse cette démarche classique pour faire ressortir les grandes règles d'organisation et de régulation de tous ces "systèmes". Pour J. de Rosnay, l'instrument symbolique de cette manière (relativement récente) de voir, de comprendre et d'agir est [Le macroscope], qui devrait être aussi précieux aujourd'hui aux grands responsables de la politique, de la science, de l'industrie, et à chacun de nous, que le microscope et le télescope pour la connaissance scientifique de l'univers. Par-delà le vocabulaire, les analogies et les métaphores, il semble donc qu'il existe une approche commune permettant de mieux décrire la complexité. Cette approche existe en effet, Elle est née (il y a un demi siècle environ) de la fécondation de plusieurs disciplines dont la biologie, la théorie de l'information, la cybernétique et la théorie des systèmes. Ce n'est pas une idée neuve; ce qui est neuf, c'est l'intégration des disciplines qui se réalise autour d'elle. Cette approche transdisciplinaire, dite également globale, s'appelle l'approche systémique, symbolisée par le concept de macroscope...
Il ne faut pas la considérer comme une "science", une "théorie" ou une "discipline", mais comme une nouvelle démarche, permettant de rassembler et d'organiser les connaissances en vue d'une plus grande efficacité de l'action. Contrairement à l'approche analytique, l'approche systémique englobe la totalité des éléments du système étudié, ainsi que leurs interactions et leurs interdépendances. Elle s'appuie sur la notion du "système". Cette notion, souvent vague et ambiguë? est pourtant utilisée aujourd'hui dans un nombre croissant de disciplines en raison de son pouvoir d'unification et d'intégration.
D'après la définition la plus courante, "un système est un ensemble d'éléments en interaction". Une cellule, un organisme, une ville sont donc des systèmes. Mais aussi une locomotive, une calculatrice, une machine à coudre! On voit qu'une telle définition est trop générale. Aucune définition du mot système ne peut d'ailleurs être satisfaisante. Seule la notion de système est féconde. A condition, évidemment, d'en mesurer la portée et les limites.

Ses limites sont bien connues. Trop commode, la notion de système est souvent employée à tort et à travers dans les domaines les plus divers: éducation, politique, gestion, informatique... Pour de nombreux spécialistes, elle n'est qu'une notion vide; à force de vouloir tout dire, elle n'évoque finalement plus rien.

Mais sa portée ne tient pas à la précision des définitions. La notion de système ne s'y laisse pas facilement enfermer. Elle ne se révèle et ne s'enrichit que sous l'éclairage indirect des multiples faisceaux de l'expression analogique, modélisante et métaphorique. La notion de système est le carrefour des métaphores. Les concepts y circulent, venant de toutes les disciplines.
Il ne s'agit plus de réduire un système à un autre, considéré comme mieux connu, ni de transposer ce que l'on sait d'un niveau de complexité inférieur à un autre niveau. Il s'agit de dégager des invariants, c'est-à-dire des principes généraux, structuraux et fonctionnels, pouvant s'appliquer aussi bien à un système qu'à un autre. Grâce à ces principes, il devient possible d'organiser les connaissances en modèles plus facilement communicables. Puis d'utiliser certains de ces modèles dans la réflexion et dans l'action. La notion du système apparaît ainsi sous ses deux aspects complémentaires: permettre l'organisation des connaissances et rendre l'action plus efficace.

En terminant cet aperçu à l'approche systémique, il est essentiel de la situer par rapport à d'autres approches avec lesquelles elle est souvent confondue:

- L'approche cybernétique (N.Wiener, 1948): Elle a pour but principal l'étude des régulations vivants et les machines. L'approche systémique, quant à elle, dépasse et englobe l'approche cybernétique [Wiene, N., Cybernetics, Hermann, Paris, 1948].
- Elle se distingue de la Théorie générale des systèmes (L.Bertalanffy, 1954), dont le but ultime consiste à décrire et à englober, dans un formalisme mathématique, l'ensemble des systèmes rencontrés dans la nature [Bertalaffy, L. von, General System Theory, Braziller, New York, 1968].
- Elle s'écarte également de l'analyse de système. Cette méthode ne représente qu'un des outils de l'approche systémique. Prise isolement, elle conduit à la réduction d'un système en ses composants et en interactions élémentaires.
- L'approche systémique n'a rien à voir avec une approche systématique, qui consiste à aborder un problème ou à effectuer une série d'actions de manières séquentielle (une chose après l'autre), détaillée, ne laissant rien au hasard et n'oubliant aucun élément.
Finalement on opte pour la définition la plus complète de la notion de "système" : C'est un ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisées en fonction d'un but. [J.Rosnay, op. cit. page 101].
ahfir.lemicrocosme

Le parcours foucaldien

Parcours foucaldien

par Z. Imahawen

Toute sa vie, Michel Foucault a remis en cause les idées reçues sur la prison, la folie, l’hôpital, la littérature... Itinéraire d’un philosophe différent qui affirmait : « Les révolutions éthiques sont les plus prometteuses ».

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1956, Uppsala - 1958, Varsovie - 1959, Hambourg : Une histoire de la folie à l’âge classique

C’est en philosophe qui a la bougeotte que Michel Foucault écrit de la Suède à l’Allemagne, via la Pologne, son premier grand livre. Or comme il arrive souvent pour les philosophes professeurs, leur premier grand livre est une thèse. Foucault a alors à peine trente ans. Le sujet de la thèse : Une histoire de la folie à l’âge classique. C’est là un travail à première vue tout ce qu’il y a de plus éloigné de la philosophie et qui se rapproche bien plutôt d’une thèse de psychiatrie. Or il n’en n’est rien. Ce serait commettre une grave erreur historique que de confondre l’histoire de la folie et l’histoire de l’institution de l’hôpital des fous qui commence, il y a deux siècles. La folie a une longue histoire.

C’est faire exploser une bombe que de soulever le rapport entre un certain discours tenu par la société et la mise en place de certaines institutions. C’est ainsi que le discours de la folie au XVIIe et au XIXe siècle change. Au XVIIe siècle apparaissent en effet les maisons d’internement pour les fous. Mais qui sont les « fous » d’alors ? Pas seulement ceux qui ont un grain, un véritable grenier parfois, mais aussi et surtout même, des marginaux, des oisifs, des individus qui font désordre dans la société, des pauvres. Les fous ce sont donc des hors la loi. Au nom de la morale et au nom d’un certain culte du travail bourgeois, on enferme. L’homme moderne de l’époque, l’honnête homme, croit fanatiquement aux prétentions de la raison. Le discours de la folie est donc un discours de la raison qui refuse la folie comme la peste. Le XVIIe siècle, c’est l’époque de Descartes, Galilée. C’est dans ce contexte que Foucault comprend la phrase de Descartes : « Mais quoi ? ce sont des fous ! », qui sonne la gloire de la raison et l’exclusion des fous.

Au XIXe siècle, on « libère de leurs chaînes », selon l’expression de Pinel (un des inventeurs de la psychiatrie) ceux qui ont toute leur tête. On s’interroge alors sur ce qui rend autre l’individu : aliéné, l’individu va contre la norme. La psychiatrie est née : elle aura pour but de réintégrer l’individu dans la société, dans ses normes. La naissance de l’institution de l’hôpital a donc pour fin de rendre normal l’individu en comprenant les causes de son désordre (conçu comme désordre mental). Les psychiatres sont des guérisseurs de l’âme.

Le travail ouvert par Foucault est un travail de description des représentations profondes dans lesquelles la société occidentale s’est élaborée à travers des pratiques institutionnelles. Avec cette thèse sur la folie, on a là le premier signe d’une philosophie qui veut sortir du cadre disciplinaire, de la norme en montrant comment elle régit nos vies à tous.

1966, Paris : La critique des sciences de l’homme

La réflexion sur la folie conduit alors Foucault à remettre en cause tout le savoir de l’homme : ce que l’on appelle, depuis le début du XIXe, les « sciences de l’homme ». C’est d’elles que l’humanisme se réclame haut et fort. De son côté, Foucault décrète la mort de l’homme.

Foucault entend se départir du discours de l’humanisme. Non pas qu’il soit dépassé, qu’après Auschwitz nous ne puissions plus parler de l’homme (ni de Dieu d’ailleurs). Mais la critique de la psychiatrie est valable pour les sciences de l’homme.

Dans les Mots et les choses, Foucault indique que les sciences de l’homme apparaissent au même moment que la psychiatrie : elles servent le même projet. Elles ont les mêmes présupposées : celui d’une « nature » de l’homme. Que demande les sciences de l’homme, sinon la vérité de l’homme ? C’est la même question que pose le psychiatre : qu’est-ce que le fou, l’homme fou ? C’est la même démarche psychologique qui se répète et qu’on retrouve à tous les niveaux, dans toutes les disciplines des sciences de l’homme. Notre société souhaite de tous ses vœux l’homme, elle le désire, elle a cette « volonté de tout savoir » de lui et pourtant son discours sert à cautionner des enfermements.

On comprend pourquoi Sartre, le porte-parole d’un humanisme pris à sa source, qui affirme la liberté absolue de l’homme, est celui qui a le plus mal compris son époque. Foucault, au contraire, montre que l’homme n’est qu’une invention récente - né avec les sciences de l’homme. Le discours de Foucault est donc à comprendre comme un discours de rupture avec le discours humaniste, incapable de se penser historiquement. Mais ce faisant il va plus loin encore, en annonçant sa mort prochaine. Cette annonce a été mal comprise : on n’y a vu un discours fasciste. Mais Foucault ne fait rien d’autre que de constater le changement de discours : nous sommes encore des humanistes jusqu’au moment où il devient possible d’être en rupture, de penser les implications assujettissantes des sciences de l’homme. Aussi la critique de l’homme par Foucault est-elle à concevoir comme un discours de libération. Foucault propose une voie de sortie à l’individu, face à la norme institutionnelle de l’homme, de l’Université.

Foucault en effet va plus loin. Il ne se contente pas seulement de critiquer l’homme, ou plutôt toutes les sciences et philosophies de l’homme. Le sous–titre du livre de 1966 est significatif sur ce point : « archéologie des sciences humaines ». Foucault place son propre discours en rupture avec le discours en place dans notre société moderne. Et si cela est possible, c’est parce que Foucault, comme il le montre déjà dans ce livre – oppose un autre visage à la modernité : un visage critique. L’archéologie, nom donnée à cette position critique, permet de se mettre en écart, de critiquer le visage anthropologique de la modernité qui s’est imposé. Ainsi est signée la mort de l’homme.

L’archéologie propose une pensée sans sujet, une pensée non psychologisante. C’est le nom donné à cette démarche historique qui cherche à sonder les structures du savoir. L’archéologie se servira donc de nouveaux instruments conceptuels : plutôt que la continuité, ou l’évolution, propres à des philosophies de l’histoire « psychologisantes », l’archéologie choisira la discontinuité en découpant des tranches historiques pour les décrire ; plutôt que de parler de la conscience humaine, Foucault choisit de parler de système, de structures ; plutôt que de sujet qui fait l’histoire, il faut se résoudre à une histoire sans sujet. Foucault définit comme moteur de cette histoire l’institution, qui contraint l’homme et l’enferme dans une normalité rigoureuse : cette institution prend le visage de l’asile, d’aliéné, mais aussi de la prison, l’hôpital ou l’école. Il faut, dit Foucault, «être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant quand le pouvoir enfreint l’universel ».

A la fin des années 60, abandonnant pour quelque temps la question du « savoir », Foucault commence à s’intéresser au « pouvoir ». Cet intérêt, on va voir, va le mener à dépasser les conceptions traditionnelles de l’Etat, et aussi à affronter une autre « expérience », bien plus terrifiante que l’Asile ou l’Hôpital (la clinique) : il s’agit de la prison, reine des institutions.

1967- 68, Tunis : Le philosophe et le pouvoir

Jusqu’ici Foucault ne parlait pas du pouvoir, refusait même d’affronter ce genre de question : psychiatrie, savoir constituaient son seul univers. Il faudra attendre quelques années pour que son discours s’inverse et qu’il ne parle plus que de cela : montrant que le pouvoir est « l’autre côté » du savoir. Mais avant, il faut qu’il éprouve le pouvoir. Or l’expérience du pouvoir, Foucault n’en prend vraiment conscience qu’à l’époque où il intègre l’E.N.S, le fleuron des études supérieures, en 1946.

Normalien, Foucault souffre en effet du regard porté sur son homosexualité. Il souffre aussi du lourd travail que l’Ecole l’oblige à endurer. C’est l’enfer quotidien pour ce jeune homme maigre et nerveux. Foucault réagit par « la fuite » : expéditions nocturnes et clandestines ; problème latent d’alcoolisme (dont il prendra vite conscience heureusement) ; asociabilité à cause de son cynisme ; crise « intense » de paranoïa. Sans doute, aussi, son choix de voyager en tant que lecteur dans plusieurs universités étrangères est une façon d’entériner cette fuite. Foucault accepte de suivre durant quelques temps des séances de psychiatrie, en même temps qu’il l’étudie pour ses recherches : sciemment, il se confie à la psychologie.

Tunis n’est pas le premier voyage qu’il fait hors de France, mais à coup sûr, il est un déclencheur : Foucault ne pourra plus ne pas penser à la question politique. Il séjournera là-bas deux années et donnera des cours à l’université. Foucault est vite confronté aux durs événements de la politique - 1967 est une année de grand trouble : affrontements, arrestations, émeutes, « pogrom » (la question palestinienne enflamme les esprits). Son action restera discrète, mais il réagit aux arrestations de certains de ses étudiants. A plusieurs reprises, il aidera les étudiants : hébergeant quelques militants, faisant imprimer des tracts révolutionnaires chez lui. Bien sûr ce ne sera pas un engagement au sens fort, mais il participe à sa manière à la révolte, non sans être malmené à plusieurs reprises par les autorités tunisiennes. C’est ainsi que l’épreuve de la politique commence pour lui.

1968-69, Vincennes : Enseigner autrement

De retour en France, qu’il ne quittera que pour quelques voyages, on lui propose d’enseigner à Vincennes, université aux « nouvelles méthodes d’enseignement».En acceptant, Foucault espère pouvoir enseigner autrement. Cette université libre - où il serait possible d’enseigner ce qu’il veut - se révèle au bout du compte une vraie tromperie. 1969 : l’année qui débute par des troubles ultra-gauchistes dans les universités là même où les étudiants, quelques mois plus tôt, en Mai, avaient fait la « révolution ». Vincennes fonctionne comme une poudrière. Elle développe un climat de tension qui enflamme d’autres universités. A Vincennes, 34 étudiants seront exclus et 181 autres menacés de poursuite. Le 10 février, un grand meeting a lieu, à la Mutualité, pour protester contre « la répression calculée » des forces de l’ordre. Les cours continuent pourtant. Mais le 15 janvier 1970, Olivier Guichard, alors ministre de l’Education, déplore les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’année écoulée à Vincennes, et surtout dénonce le caractère « marxiste-léniniste » des enseignements donnés - en tous cas, ultra-gauchistes (car peu des professeurs sont membres du Parti) - et décide de supprimer « l’habilitation nationale » des diplômes décernés en philosophie dans cette université. La réplique de Foucault est immédiate et d’une grande véhémence : « qu’on me dise clairement, ajoute-t-il, ce qu’est la philosophie et au nom de quoi, de quel texte, de quel critère, de quelle vérité, on rejette ce que nous faisons (...) Qu’est-ce que la philosophie (la classe de philosophie) a de si dangereux pour qu’il faille avec tant de soins la protéger ? Et qu’y a-t-il chez les Vincennois de si dangereux ?». (Le piège de Vincennes, Le Nouvel Observateur, 9 février 1970) Vincennes était un piège : loin de vouloir leur laisser un espace de liberté, les autorités ont voulu « prendre » la pensée militante dans des filets. Vincennes, en définitive : une prison. Pour Foucault, il n’y a jamais eu qu’une illusion de liberté. C’est peut-être de ce jour-là qu’il éprouvera cette présence constante, cette surveillance continue du pouvoir, dont il va parler bientôt dans Surveiller et Punir (1976), et qui ne cessera de le hanter jusqu’à sa mort.

Au bilan, Vincennes est une action politique collective, qui durera - pour lui - deux années. Foucault, sortira de là transformé : il opte définitivement pour un militantisme ultra-gauchiste. On ne peut pourtant pas le qualifier de marxiste, ni d’anarchiste. « Non, je ne m’identifie pas aux anarchistes libertaires, parce qu’il existe une certaine philosophie libertaire qui croit dans les besoins fondamentaux de l’homme. Je n’ai pas envie, je refuse surtout d’être identifié, d’être localisé par le pouvoir» ( Dits et Ecrits, Tome 4, p.667).

Pour lutter véritablement contre le pouvoir, Foucault va devoir passer par l’expérience réelle de la révolte. C’est elle qui va lui donner les instruments conceptuels adéquats pour se battre.

1971, Paris : Le philosophe contre le pouvoir

La véritable opposition, la lutte, la révolte contre le pouvoir commence avec la création du G.I.P, Groupe d’intervention des prisons. Avec quelques militants, Foucault se rend dans les prisons : c’est la première fois que l’on y entre librement. Le but de Foucault est clair. Il le rappelle en ces termes : « Nous voudrions littéralement donner la parole aux détenus. Notre propos n’est pas de faire œuvre de sociologue ni de réformiste. Il ne s’agit pas de proposer une prison idéale, je crois que par définition la prison est un instrument de répression ».

L’action du G.I.P. est très concrète : visites fréquentes auprès des détenus ; enquêtes sur les conditions d’incarcération ; manifestations de protestations en faveur des détenus ; aides aux détenus (dont la parole donnée n’est pas des moindres) ; aide à la préparation politique des procès des emprisonnés. Un manifeste brûlant, offensif, sera même diffusé à la chapelle Saint-Bernard de Montparnasse, le 8 février 1971. Foucault doit comparaître devant un tribunal pour impression de tracts sans mention d’imprimerie.

1975-76, Paris : Contre-discours, contre pouvoirs

Sans aller dire qu’il théorise à partir de la pratique, Foucault apprend, il découvre ce qu’est au fond le pouvoir par la lutte des prisons. Il est donc naturel que Foucault consacre un livre à la question des prisons. La prison est un phénomène récent. Il naît à peu près au même moment que l’hôpital. C’est dans Surveiller et Punir qu’il décrit cette expérience et surtout comment la prison a changé la condition du criminel. La détention remplace l’exécution, la cellule, le supplice. Il ne s’agit plus de tuer, mais de punir. « S’efface donc, au début du XIXe siècle, le grand spectacle de la punition physique (…) on entre dans l’âge de la sobriété punitive ». Foucault décrit comment cette machine à punir est en fait le monstre le plus redoutable du pouvoir moderne, que rien ne peut justifier, sinon ceux qui croient aux vertus du pouvoir. Mais qu’est-ce qu’apporte la prison, sinon une plus subtile souffrance, sourde, à l’intérieur des murs, sinon un calvaire sans fin d’hommes qu’on prive de tout droit d’être encore des hommes, alors qu’on remarque pourtant qu’il n’y a que l’homme pour commettre des crimes.

Foucault veut analyser cliniquement ce modèle de vertu qu’est soi disant la prison. C’est en se fondant sur la lecture de Bentham, un philosophe du XIXe siècle, qui chercha à imaginer une prison parfaite, que Foucault veut saisir la logique profonde du pouvoir.

Le propre du pouvoir n’est pas de juger (en dépit de l’hémorragie apparente des procès, des mises en examen, des « pouvoirs » du judiciaire sur l’exécutif), mais d’exercer une surveillance continue sur l’individu. Ce qui caractérise le pouvoir moderne, ce n’est pas d’agir par intermittence, comme le roi jadis sur ses sujets, mais c’est un contrôle en permanence. Le pouvoir est immanent à la société, il n’est pas dans une sorte de lieu, au dessus de la société, et qui la régirait. L’originalité de Foucault, c’est de mettre fin à une image transcendante, en surplomb du pouvoir.

La question n’est plus qui tient les rênes du pouvoir : le président, les juges, les capitalistes. Mais comment s’exerce le pouvoir qui touche chacun de nous que nous soyons simple cuisinier ou que nous soyons le Président. Le pouvoir est omniprésent et universel. Personne n’échappe à son emprise.

C’est notamment dans Surveiller et punir et la Volonté de Savoir, écrits respectivement en 1975 et 1976, que Foucault déploie cette logique du pouvoir. Le pouvoir se profile comme un « réseau de forces », plutôt que comme l’action d’une classe, ou d’un appareil d’Etat. L’expérience du G.I.P révèle à Foucault combien le pouvoir est partout dans la société et continuel : le détenu n’est pas soumis à la force au moment où il est intercepté après son crime jusqu’à sa mise en détention. Derrière les murs de la prison, il est obligé de suivre des ordres, il est soumis à une surveillance nuit et jour, 24 heures sur 24. Malgré lui le détenu voit progressivement que le monde carcéral est un monde, certes, en retrait de la société des autres hommes, mais en même temps purement utopique. C’est un non-lieu, le lieu même de la Loi. Tout geste est contrôlé, interprété.

Mais le pouvoir s’exerce aussi hors les murs de la prison. Partout : à l’armée, à l’école, dans le foyer familial. Des stratégies bien différenciées à chaque fois guident le pouvoir défini comme « capillaire » (puisqu’il fonctionne comme autant de « micro-pouvoirs » installés dans les moindres parcelles de la société). Le but : établir un contrôle du corps du détenu, du soldat, de l’écolier, de l’enfant, de l’homme d’entreprise. Le pouvoir contrôle tout dès notre naissance : ne naissons-nous pas dans les hôpitaux ? Le pouvoir est topologique, à la surface de l’architecture, dans la géographie du cadastre.

Ces forces du pouvoir sont apparues dans leur disposition de contrôle au XIXe siècle. Ce sont les disciplines - sortes de procédures, de stratégies du pouvoir - qui tiennent et s’imposent à l’individu. Le discours de l’homme, de ses droits surtout (qu’on pense à l’impact très grand que peut avoir pour tout un chacun la déclaration des droits de l’homme) ont servi, en quelque sorte, d’écran pour faire passer la pilule. Les sciences de l’homme sont devenue le « discours du pouvoir ». Il n’y a qu’à voir les ministres invoquant leurs experts techniciens en droit, économie, santé…pour en avoir la preuve sous les yeux. Foucault approfondit ainsi sa critique de l’humanisme, qui à tout vent sort les arguments du droit, de la souffrance. Mais quel droit (le droit à toutes les sauces : droit de vote, droit des femmes, droit des homosexuels, droit à la différence)?, quelle souffrance ? Tout est normalisé. Arendt dirait peut-être « banalisé ». Car il faut que la dignité humaine soit reconnue, que toute souffrance aussi soit prise en compte.

Ainsi, de nos jours, les « corps » deviennent l’élément sur lequel s’appliquent les forces du pouvoir, tandis qu’elles impriment à l’esprit le discours de l’homme. On est loin de la grille de lecture marxiste pour qui le pouvoir dominateur « aliène » les consciences. Le pouvoir est comme une toile d’araignée enserrant les individus, les tenant prisonniers et leur vomissant un suc gastrique pour les digérer, se les assimiler. Ou encore, une ruche où chaque abeille est au service de la Reine, sans que celle-ci finalement y soit pour quelque chose : tous, des « automates spirituels » ! La logique du pouvoir développé par Foucault se veut « normative », c’est-à-dire immanente à la société tout entière, dont l’exemple des disciplines militaires donnent sans doute une bonne idée.

En conséquence, l’opposition au pouvoir sera aussi « locale », en situation : elle ne peut être contre l’Etat de toute façon, car elle doit s’exercer au niveau même de la société.

Foucault cherche dès lors dans ses Cours au Collège de France, notamment dans « Il faut défendre la société », des moyens de contrer ce Discours envahissant et ce Pouvoir qui lui colle à la peau.

Il parle de tous ces hommes, historiens, aventuriers qui par leurs écrits ont essayé de réécrire l’Histoire officielle, l’Histoire du pouvoir, qui bien avant d’être intégrés dans les sciences humaines étaient déjà au service du pouvoir, de ces formes moins élaborées, plus primitives comme le pouvoir monarchique, le pouvoir féodal, notamment.

Des contre-discours ont existé, tentant d’ébrécher un peu ces monuments aux morts, ces monuments glorieux du pouvoir qui chantent les victoires des rois, des vainqueurs. Mais ces contre-discours ne semblent pas avoir un souffle assez puissant pour élaborer des « machines de guerre » placées contre le pouvoir en place. Mieux, le pouvoir essaye de les récupérer au risque qu’ils deviennent des discours actifs de ce même pouvoir. Voyez Lacenaire, ce grand criminel dont on a fait paraître pendant longtemps ses Mémoires en oubliant d’y ajouter ses remarques subtiles sur les méfaits du pouvoir, de son fonctionnement.

Si bien que Foucault a l’impression qu’il faut changer de stratégie combative. Reculer pour mieux avancer. Si chaque fois que je lutte contre un pouvoir, je ne rencontre que la face hideuse du pouvoir, il faut que je puisse détourner le regard de la méduse. Foucault va donc ménager sa conception du pouvoir, sans pour autant la supprimer.

1978, Paris : Le philosophe et le pouvoir pastoral

C’est dans l’idée de « gouvernement », que Foucault trouve la reformulation de sa conception du pouvoir. Au lieu de s’opposer au pouvoir, Foucault cherche plutôt la manière de le « contourner », « d’y échapper » sans le détruire, et sans le fuir.

Par « gouvernement », Foucault n’entend pas comme on se l’imagine aisément l’ensemble des ministres et du Premier Ministre, mais une réélaboration de la notion de « pouvoir » entendu maintenant comme « la manière de conduire la conduite des autres ».

Le pouvoir n’est plus seulement ce qui normalise la société à la façon de rapports de forces qui l’articulent à tel ou tel discours, comme pour le pouvoir moderne, le discours des sciences de l’homme. Le pouvoir est maintenant conçu comme « un guide », c’est lui qui « conduit » l’individu à ce discours psychologisant, dont on parlait au début. Le pouvoir devient moins statique : il ne s’impose plus à l’individu, comme un vêtement qui lui collerait à la peau. Il est un processus qui façonne l’individu lui-même. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?

Le pastorat apparaît lorsque surgit le problème de la « population ». Le XIXe siècle, c’est le siècle de Malthus. Le siècle où l’Etat se demande comment gérer le flux de natalité, des migrations. Le pouvoir qui était depuis le XIXe siècle une souveraineté fonctionnant autour du Roi se mue alors en pastorat : il devient un guide, qui se dote d’une police, de mutuelles d’assurances, d’hôpitaux. Son but est de « conduire » une population selon ses intérêts. Assurances, hôpital, police : tout est fait pour le salut de l’individu.

L’Etat-providence, la sécurité sociale sont des inventions de ce « bio-pouvoir ». Le pouvoir pastoral guide la vie des individus : c’est pourquoi c’est un « bio » - (vie en grec) pouvoir. Alors qu’auparavant, à l’époque de la monarchie, c’était le droit de vie et de mort qui prévalait, aujourd’hui, l’Etat veut protéger ses citoyens. On dira que c’est bien, tel n’est pas l’avis de Foucault. Là où on voit un progrès dans « l’expérience de l’hôpital », voire dans la « sécurité sociale », Foucault ne voit que la ruse du pouvoir. Une façon pour le pouvoir de mieux cerner l’individu dans sa vie. Bref de le « surveiller », de le « contrôler ».

Plus nous nous abandonnons au pouvoir, plus nous nous laissons prendre en charge (cela va du RMI au sacrifice obligatoire des « appelés » à la guerre), moins nous sommes libres, c’est-à-dire résistant au modelage de nous-mêmes. Le pouvoir est un « œil » qui cherche à regarder en nous et nous oblige à voir ce que lui veut que nous voyons : sa survie, sa perpétuation, et non notre asservissement.

Le pouvoir est donc un pasteur et nous sommes des moutons. Foucault serait alors, critiquant le pouvoir, une brebis galeuse ?

On retrouve, dans cette description du pouvoir, quelque chose de très ancien. Le pouvoir moderne a repris un vieux modèle de pouvoir déjà présent dans l’Antiquité : celui utilisé par Moïse pour conduire le peuple hébreu vers la Terre promise.

Moïse a pour tâche de sauvegarder le troupeau de Dieu. C’est un devoir qu’il a envers Dieu et ses brebis. Contre les lectures habituelles qui insistent sur l’aspect juridique de l’Alliance entre Dieu et son peuple, plus propre à préfigurer le pouvoir monarchique – pouvoir d’un Roi envers ses sujets - que le pouvoir moderne, Foucault comprend plutôt la conduite de Moïse comme celle d’un guide, et non d’un maître.

Pour Foucault, c’est la conduite de Moïse qui explique comment le peuple Juif ne s’est pas révolté durant les 40 années d’errance dans le désert, plus que la Loi des commandements (que d’ailleurs les Hébreux ont d’abord rejeté – comme le montre l’épisode du Veau d’or). Le discours qui prévaut alors c’est le discours de la promesse, de l’attente (discours de Dieu).

Certes, le pastorat mosaïque n’est pas aussi complexe – dans ses procédures, ses stratégies – que le pastorat moderne. Il faudra du temps et l’avènement du christianisme pour donner à ce pastorat juif la forme de « l’examen de conscience ». Plus l’individu se pose la question de son identité, et plus il se soumet au pouvoir.

Ainsi, ce qui d’abord (à l’époque de la Bible) ne s’appliquait qu’aux âmes pour leur salut, en vue de glorifier Dieu, s’applique aujourd’hui au niveau des corps pour leur santé, en vue de glorifier le pouvoir lui-même. Préserver l’individu - et la « population » - c’est pour le pouvoir moderne, une façon de se protéger lui-même. En agissant pour l’individu, le pouvoir agit pour lui. A la limite, à toute époque, c’est le pouvoir qui cherchait à se conserver : tantôt en arborant le discours de la religion, tantôt d’autres discours comme celui de l’homme.

1978, Iran : Une expérience journalistique et politique

Mais Foucault n’a pas définitivement « rompu » avec les formes politiques d’opposition telles que les proposent les philosophies socialistes. C’est du moins ce que suggère l’expérience politique qu’il fait cette année-là, en Iran.

Un journal italien, Corriere della serra, lui demande de raconter la révolution iranienne en cours : le Shah vient d’être renversé par Khomeiny, un Imam, chef spirituel pour les musulmans. Foucault, on le lui reprochera, salue cet événement : « A l’aurore de l’histoire, la Perse a inventé l’Etat et elle en a confié les recettes à l’Islam : ses administrateurs ont servi de cadres au Calife. Mais de ce même Islam, elle a fait dériver une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de l’Etat. Dans cette volonté d’un gouvernement islamique, faut-il voir une réconciliation, une contradiction, ou le seuil d’une nouveauté ? (...) J’entends déjà les Français qui rient. Mais je sais qu’ils ont tort » (A quoi rêvent les Iraniens ?, Le Nouvel Observateur, 16 octobre 1978). Foucault voit dans la nouvelle Persépolis une véritable révolution. Un pouvoir est renversé, et c’est pour le coup, un mouvement populaire et religieux qui se mue en gouvernement. Mais après quelques semaines, Foucault s’aperçoit qu’il s’est trompé. Des reproches viennent de tous côtés ; eût-il été journaliste que personne ne lui en aurait tenu rigueur. Mais Michel Foucault est « le philosophe » ! De cette expérience, Foucault sortira amer et blessé. Que peut-on dire de cette erreur ? Qu’elle est moins une erreur théorique qu’une erreur tactique : Foucault s’est laissé « prendre » entièrement par l’événement.

Foucault a t-il été fasciné par la figure de l’Ayatollah ? Certainement. Il n’a pas imaginé que le stratège - le politique - pouvait prendre l’habit du prophète. Mais il a bien vu que cet élan religieux n’allait pas disparaître de sitôt. Foucault s’est-il pris à son propre jeu (d’apprenti journaliste) ? Non. Foucault sait bien qu’il est un intellectuel. Pour lui c’est à la fois un « choix simple » et « un ouvrage malaisé » : « car il faut tout à la fois guetter, un peu au dessous de l’histoire ce qui la rompt et l’agite et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter » (Inutile de se soulever ?, Le Monde, 11 mai 1979 ). Foucault s’est consacré à l’événement qu’il avait sous les yeux, avec le regard d’un intellectuel expérimentateur : il n’a pas trahi son engagement contre le pouvoir ; il a salué la chute du pouvoir du Shah comme une libération du peuple iranien. Rien de plus, rien de moins. Une chose est sûre, en tous cas : après cette expérience, Foucault apprend à se méfier de toute révolution politique.

Il reste donc à se demander, après avoir décrit le complexe « Savoir-Pouvoir » de notre époque (qui fait de nous des « sujets », des individus cherchant à se penser comme des êtres de désir), et aussi son effroyable capacité d’enfermement, comment lui échapper. L’ancienne conception du pouvoir pouvait laisser croire que le contre-pouvoir n’avait pas finalement de « prise » véritable contre le pouvoir. Comment lui échapper, lui qui est partout ? Contre le pastorat, conception plus souple, Foucault imagine des formes de gouvernement d’opposition. Comment se défaire du pastorat sinon en le contournant, en mettant en œuvre un gouvernement de soi, une conduite de soi-même, sur laquelle le pouvoir ne puisse plus s’appuyer. Foucault passera les dernières années de sa vie – jusque 1984 – à réfléchir à son éthique, c’est-à-dire à une lutte véritable contre le pouvoir. Car ce qui est en jeu pour Foucault, c’est la liberté de l’individu. Libre ne veut pas dire : libre de tout savoir et de tout pouvoir, mais libéré d’un savoir qui identifie et d’un pouvoir qui enferme.

1981, Etats-Unis : La vie comme œuvre d’art

1981 : changement d’horizon. C’est sur les plages californiennes qu’il côtoie fréquemment à cette époque que Foucault commence son analyse de la «gouvernementalité» - un «rapport à soi» capable d’échapper, de «doubler» le pouvoir: ce sera sa dernière «grande» originalité, avant sa mort, en 1984. San-Francisco est pour lui un lieu idéal: une véritable culture gay s’y élabore. Il songe sérieusement à arrêter l’enseignement au Collège de France pour y mener une vie plus paisible. En attendant, il donne quelques conférences à Berkerley, notamment.

Que voit-il dans ce paradis américain ? Assurément, beaucoup plus qu’une liberté sexuelle, comme on l’a souvent cru : affirmer sa sexualité, c’est pour Foucault avouer «sa vérité», décliner encore une fois ce «savoir» psychologique qu’il n’a cessé toute sa vie durant de critiquer comme «désir». Car c’est le désir qui constitue le discours de l’Occident, ce «savoir» qui s’est imposé à l’individu depuis le Moyen-Age. C’est le désir qui s’affirme autant dans la liberté sexuelle des années 70, que dans l’aveu des péchés dans le confessionnal, ou que dans le discours amoureux de la dame pour le preux chevalier, ou encore dans le discours de la psychanalyse: à chaque fois on retrouve le même discours, comme point d’articulation du gouvernement. A chaque fois, il nous faut toujours reconnaître notre désir comme vérité de ce que nous sommes. Là se constitue, pour nous Occidentaux, notre identité. En ce sens, on comprend pourquoi c’est surtout dans la «psychanalyse» que Foucault concentre sa critique. Lacan confirmera l’analyse foucaldienne en pensant l’affirmation du désir comme «vérité du sujet». Cette culture rencontrée en Amérique n’est pas la marque pour Foucault d’une norme du pouvoir, d’un gouvernement de certains individus. Cette identité selon Foucauld échappe au pouvoir: Cette gouvernementalité, ce «souci de soi», comme dit encore Foucault, échappe aussi à un discours simplement contestataire, simplement anarchiste: discours qui est la marque d’un certain humanisme, ou au contraire d’un individualisme forcené.

Dans cette «vie californienne», Foucault voit l’illustration d’une véritable lutte contre le pouvoir. Mais cela ne veut pas dire que toute forme de cette culture soit «libératrice», non plus qu’il n’y ait pas d’autre forme de libération. L’idée du mariage gay, par exemple, est une aberration que l’on peut, en suivant Foucault, dénoncer. Car le gay qui veut se marier cherche à reproduire la norme, il se nie en tant qu’individu.

De même, la libération sexuelle qui recherche plus l’affirmation d’une identité (comme le féminisme qui désire imposer la Femme à partir de la norme dominante de l’Homme ) que la production de nouvelles formes de rapport à soi est à dénoncer : au contraire, l’ars erotica des Chinois, des Japonais, fondée sur la recherche du plaisir, remplace la recherche narcissique du désir.

Ainsi, contre ces identités fixes du désir - car elles perdurent au fil des siècles et s’imposent de plus en plus à l’individu de la société -, Foucault cherche à «expérimenter» des identités dynamiques. Son travail est donc bien au bout du compte de nous enlever toute identité déterminée, façonnée, instruite par un pouvoir. Seules des conduites créatrices permettent à l’individu d’échapper aux normes.

Références :

De Michel Foucault, notamment :
L’Herméneutique du sujet, quatrième tome des Cours au Collège de France .
Les Dits et Ecrits : une réédition plus pratique et moins coûteuse vient de paraître.
Sur sa vie et son œuvre :
D.Eribon, Michel Foucault, Champs-Flammarion, 418 pages.
D.Bellahcène, Michel Foucault et le savoir-Pouvoir, thèse de doctorat de Philosophie, Université Paris VIII, 2004.
D.Bellahcène, Elogio de la discontinuidad: Foucault y la apertura de la historia a la verdad, Ed. Perro y la rana, Cararcas, 2007.

La perception, une lecture du monde

Comme article de la semaine, Jean-François Dortier dans "Sciences Humaines", nous présente un texte sur la question de "la perception du monde" en soulignant que nos yeux ne sont pas simplement une fenêtre transparente sur ce monde. Voir, c’est être sensible aux informations venues du monde extérieur, mais c’est aussi les sélectionner, les organiser et les interpréter en fonction de nos schémas mentaux. une perception qui peut être décrite en trois étapes majeures.

S'inspirant d'une scène qui a été imaginée par le psychologue George Miller[1], l’un des pères de la psychologie cognitive, J.-F.Dortier nous propose de suivre attentivement cette petite scène suivante se déroulant dans un laboratoire de psychologie. Un psychologue demande à une personne présente :

Que voyez-vous sur la table ?
– Un livre.
Oui, naturellement, c’est un livre, mais que voyez-vous en réalité ?
– Que voulez-vous dire par là ? Je viens de vous dire que je vois un livre, un petit livre rouge avec une couverture rouge.»
Le psychologue insiste :
«Quelle est votre perception réellement ? Je vous demande de la décrire avec la plus grande précision possible.
– Vous voulez dire que ce n’est pas un livre ? De quoi s’agit-il ? D’un piège ? (La personne commence à s’impatienter).
Oui, c’est un livre, il n’y a pas de piège. Ce que je veux, c’est que vous me décriviez ce que vous observez exactement, ni plus, ni moins.»
Le visiteur devient très méfiant.
«Eh bien,dit-il, de l’endroit où je me trouve, la couverture du livre ressemble à un parallélogramme rouge foncé.»]

Cette petite histoire est destinée à nous montrer comment fonctionne l’acte de perception. Spontanément, on croit voir un livre simplement en regardant sur la table. En réalité, l’on perçoit un rectangle rouge sur un fond gris, mais on sait qu’il s’agit d’un livre. À la perception se superpose une interprétation des données visuelles. Dans l’acte de perception, la connaissance se mêle donc à la pure sensation.

Trois étapes : sensorielle, perceptive et cognitive
La perception ne se résume donc pas à la simple réception de données venues du réel, comme si nos yeux étaient une fenêtre ouverte sur le monde et le cerveau un observateur passif du spectacle du monde. Les informations en provenance du monde extérieur sont sélectionnées, décodées, interprétées. La perception est une lecture de la réalité. Cette lecture passe par plusieurs étapes mises au jour par les psychologues de la perception. Trois étapes au moins : sensorielle, perceptive et cognitive.

• L’étape sensorielle. Prenons un exemple : je regarde le ciel par un soir d’été. De nombreuses étoiles scintillent et se détachent sur un fond noir. Certains des rayons lumineux envoyés par les étoiles vont finir leur course à travers l’immensité de l’espace dans nos yeux. Le fond de l’œil est tapissé de cellules réceptrices qui recueillent les photons de lumière.
Chacun de ces récepteurs est relié par l’intermédiaire des nerfs optiques à des neurones spécialisés dans la vision. Certains sont spécialisés pour l’analyse de la luminosité, d’autres pour les couleurs, d’autres encore pour les mouvements. Si un point lumineux se met à bouger dans le ciel –étoile filante ou avion–, il sera aussitôt détecté par les capteurs du mouvement.
Cette première phase de la perception est donc une étape sensorielle, qui passe par des récepteurs spécialisés et permet de repérer les caractéristiques du milieu extérieur.

• L’étape perceptive. Survient ensuite une deuxième étape proprement «perceptive». Bien que les étoiles soient dispersées dans le ciel, sans ordre apparent, le cerveau a tendance à regrouper spontanément les étoiles qui sont proches les unes des autres. Apparaissent ainsi des configurations globales que nous appelons les constellations. Dans toutes les civilisations, les hommes ont perçu dans le ciel ces constellations d’étoiles. Elles ne sont rien d’autre que des configurations visuelles organisées par un cerveau à la recherche de formes globales. Ce traitement perceptif consiste à dépasser les strictes données sensorielles pour les mettre en forme.
En général, les étoiles sont regroupées entre elles selon une loi de proximité, qui tend à rassembler en un même groupement les étoiles proches les unes des autres. Une autre loi de la perception veut que l’on repère les formes géométriques simples: lignes, cercles, carrés, rectangles. Si de telles figures apparaissent, elles seront immédiatement détectées.
Le repérage de ces formes perceptives a été l’un des thèmes d’étude privilégiés de la psychologie de la forme (Gestaltpsychologie). Les formes nous aident à organiser les données de l’environnement en repérant les distinctions fond/forme, les contours des objets, en déformant ou complétant au besoin les éléments manquants pour redonner aux choses une certaine cohérence.

• L’étape cognitive. La troisième étape est celle de l’interprétation des données. La constellation de la Grande Ourse nous apparaît sous la forme d’une grande casserole céleste ou d’un chariot. Les Anciens, en Occident, l’ont appelée Grande Ourse. C’est en fonction des représentations d’une époque, de ses modèles culturels, que nous allons donner une interprétation à ces formes perceptives.
Cette étape, purement cognitive, se greffe sur les niveaux précédents de la perception. Elle consiste à attribuer une signification à l’information. La personne qui voyait un livre sur la table ne «voyait» pas un livre, mais simplement un rectangle rouge qu’elle interprétait comme un livre, en fonction de ses connaissances.
Pour un Martien, ou quelqu’un venu d’une autre civilisation (et qui n’aurait jamais vu de livre), les niveaux sensoriel et perceptif auraient été les mêmes, mais il n’aurait su en déduire (niveau cognitif) les mêmes conclusions.

Extéroception et interception
«L’ennui, avec les humains, c’est qu’ils voient l’univers avec leurs idées plus qu’avec leurs yeux», écrit Boris Cyrulnik. Autrement dit, chez les humains, voir le réel, c’est donc le lire d’une certaine façon. Cette lecture passe par plusieurs dispositifs de traitement de l’information imbriqués.
Le premier niveau strictement sensoriel de la perception est régi par des capteurs sensoriels qui sont un héritage de notre évolution. Notre vision des couleurs est limitée à un spectre précis. Nous ne voyons ni les rayons ultraviolets ni la lumière infrarouge qui nous entourent (alors que certains insectes ou oiseaux le peuvent) ; de même, la gamme de perceptions sonores est limitée (les ultra- et infrasons existent mais nous ne les percevons pas). Il en va de même pour l’odorat ou le goût. Notre rapport à l’environnement extérieur est donc modelé par la sensibilité de nos capteurs sensoriels. Et ceux-ci diffèrent fortement d’une espèce animale à l’autre. Les êtres humains disposent de plusieurs systèmes perceptifs –vue, ouïe, odorat, goût, toucher– qui participent de «l’extéroception», c’est-à-dire la perception du monde extérieur. Il faut y ajouter la perception interne de notre organisme –appelée «interception»– qui nous permet de ressentir l’état de notre organisme (du mal de dent au plaisir sexuel). À cela s’ajoute la proprioception qui nous renseigne sur la position de notre corps dans l’environnement.
Le filtrage des données de l’environnement est également déterminé par l’attention et la motivation. De nombreuses expériences ont montré que parmi toutes les données saisies par nos sens, seule une partie est traitée au niveau conscient. Un chat qui guette une souris focalise son regard sur sa proie et met en veille toutes les autres informations en provenance de l’environnement. De la même façon, lorsque nous nous concentrons sur une tâche (lire, écouter quelqu’un parler…), d’autres données de l’environnement sont mises en retrait. Voilà pourquoi le son de la musique émise par la radio sort de notre champ de conscience au moment où l’on est plongé dans la lecture.

Notre perception du monde est donc finalisée et orientée en fonction des capacités de nos organes sensoriels mais aussi en fonction de nos centres d’intérêt et de nos connaissances antérieures. Lors d’une marche en forêt, un naturaliste averti ne voit pas la même chose qu’un promeneur du dimanche. S’il peut détecter telle plante rare ou telle trace d’animal, c’est parce que ses «sens sont en éveil» et qu’un long apprentissage l’a rendu sensible à tel ou tel indice de son environnement.

La perception a donné lieu à de nombreuses théories psychologiques (approche écologique de James Gibson, new look perceptif de Jerome Bruner, théorie cognitive de David Marr) et à de nombreux débats philosophiques (empirisme, phénoménologie, etc.).
Ces théories se sont toutes inscrites dans le cadre d’un débat traditionnel sur la nature de la connaissance qui oppose les empiristes et les subjectivistes. Ce vieux débat est en passe d’être dépassé par une approche appelée par les philosophes le «réalisme indirect». Si nous voyons un livre sur la table (et non un cheval ou un encrier), c’est parce qu’en dernier ressort, les données des sens et du monde physique contraignent fortement notre perception. Mais si nous pouvons l’identifier comme un livre, c’est bien parce que nous avons été entourés, dès l’enfance, par des livres.


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[1] George Miller, Psychology, the Science of Mental Life, 1962, cité par Manuel Jimenez, La Psychologie de la perception, Flammarion, 1997.

Partis politiques et démocratie

Si la vitalité de la démocratie s'appréhende à l'aune de la multiplicité des partis, c'est sans doute que ceux-ci semblent être à même de préserver les clivages, les différences et finalement l'hétérogénéité de la société. La pluralité des partis ferait signe dès lors vers une autre pluralité, celle des individus inclus dans le cercle de la polis. Les partis en ce sens sont la résolution apportée par le régime démocratique à la contradiction des opinions. Ils expriment la dialectique du particulier (la somme des individus) et du général (le bien commun). C'est la première signification que l'on pourrait attribuer au lien théorique qui unit les partis à la démocratie, c'est-à-dire leur nature de lieu spéculaire de la société toute entière.

Mais si la démocratie identifie l'exercice d'un pouvoir dont le foyer est le peuple, à la fois dans son origine, son exercice et sa destination, le parti s'appréhende dans une perspective moins transparente et peut-être polémique (au sens d'une opposition conflictuelle) par rapport à la démocratie. En effet, les partis apparaissent moins comme une médiation entre le peuple et l'exercice du gouvernement que la déperdition du lien entre le peuple et le pouvoir. Condensé dans les mains de quelques-uns, délié de la sphère civile, le pouvoir circule, s'échange, se transmet dans un la sphère très restreinte de l'espace partisan selon des règles qui ont peu à voir avec le jeu démocratique.

Les partis devraient manifester la possibilité pour chaque citoyen de quitter le domaine privé pour investir le champ du public, participer à la délibération commune, à l'élaboration d'une unité qui subsumerait les conflits particuliers. Ils semblent à l'inverse renforcer la dichotomie du peuple et de ses dirigeants, des gouvernés et des gouvernants. Vestige d'une aristocratie ou rémanence d'une oligarchie qui ne dirait pas son nom, le système des partis semble donc partager son sort avec la démocratie en même temps qu'il paraît la pervertir de l'intérieur.

Cette ambivalence fondamentale voire essentielle des partis, à la fois médiation et obstacle dans l'espace démocratique, doit-elle être considérée comme l'aporie irréductible sur laquelle vient buter la théorie du pouvoir dans le système démocratique, ou à l'inverse peut-elle se donner comme la condition de possibilité de la démocratie, qui demeure un horizon de la pratique politique des partis?

Nous verrons comment le système partisan peut s'entendre comme un "symptôme" de la démocratie. Pourtant, l'analyse interne du parti ne désigne-t-elle pas celui-ci comme un organisme exogène au biotope que représenterait la démocratie? Enfin, si la dialectique du singulier et du pluriel, de l'individuel et du général semble bien constituer la structure intime du parti, celui-ci ne peut-il être comme la chance de la démocratie, c'est-à-dire le moyen de son effectivité dans l'espace politique?

L'apparition des partis ne va-t-elle pas de pair avec l'invention de la démocratie moderne, c'est-à-dire non plus directe, comme chez les Grecs ou dans la société rêvée par Rousseau, mais représentative? C'est bien une nouvelle conception du monde et de l'espace politique qui apparaît avec la naissance des partis. Le parti désigne, en effet, le partial et donc, comme la partie, le partiel. Il est un élément du tout, une de ses composantes qui, en conséquence, se tient sur le territoire précaire du relatif. Le parti ne peut prétendre à l'absolu ou à la globalité, même s'il tend à réaliser son projet dans la sphère du général et de l'universel. Faire triompher ses idées, ce n'est finalement rien de moins que faire reconnaître leur universalité, leur caractère opératoire au delà de la vision partisane elle-même. Pourtant, avant d'être cela, le parti est l'affirmation d'une nouvelle conception du monde dans l'espace politique. La vérité est rejetée hors de celui-ci.

Avec le parti, c'est l'opinion qui devient la règle de l'action, et sa confrontation avec d'autres, opinions antagonistes. Le bien commun en ce sens n'est plus le produit des savants, tel que le voyait Platon, mais la construction laborieuse des politiques, c'est-à-dire, la rencontre polémique de points de vue. Le parti rejette la vision synoptique et préfère le point de vue. Avec la naissance des partis émerge une nouvelle idée, celle d'une pratique politique où le bien de la cité ne résulte pas d'une vérité à découvrir mais d'un débat à mener pour élaborer dans le processus même de la contradiction l'intérêt général.

D'une certaine façon, la vision aristotélicienne de l'homme prudent vient prendre le pas sur la conception platonicienne de la politique comme science. Le parti en ce sens est l'affirmation de l'autonomie de l'homme, son habilité à construire l'ordre commun. Il manifesterait le passage d'une transcendance (un ordre immuable, que l'on atteindrait par la recherche de la vérité en politique) à une immanence (l'homme et sa raison pratique, ce que Aristote nommait la phronesis et dont il faisait l'attribut essentiel du sage en politique).

Cela ne signifie pas pour autant que cette opinion avancée par les partis n'est pas posée en tant que vérité. L'absolu n'existe pas, la cité idéale, le rêve platonicien d'un ordre parfait ici-bas qui serait la correspondance d'une harmonie supérieure, se brise sur cette conception pragmatique de la cité. La vérité change de signification: elle est une construction, un horizon, et non plus une réalité anhistorique. Elle apparaît non pas selon un principe inductif coupé de tout contexte social, économique ou historique mais comme création humaine: volatile, précaire, et toujours en phase de reconstruction.

On reconnaît implicitement avec l'établissement du parti dans la vie politique que c'est dans la confrontation du partial et du partiel que l'ordre commun peut s'édifier. Mais partis et démocratie ne nourrissent-ils pas des rapports d'homologie? Le cercle de la démocratie se bâtit dans la rencontre de l'un et du multiple. Comment résoudre l'hétérogénéité des individus et la construction, seule et unique du bien commun? Comment faire passer les voix discordantes des membres d'une société à l'harmonie d'un accord, au sens quasi musical du terme? Le danger de cette situation polémique, c'est de faire sombrer toute stabilité politique par la remise en cause perpétuelle des socles de l'espace politique. Comment rendre possible à la fois le débat et la continuité de l'Etat?

Le surgissement des partis dans l'espace public, que l'on peut sans doute lier à la mort des factions et à la reconnaissance définitive de la légitimité de l'Etat, a permis l'intégration des partis en tant que tels et une institutionnalisation du débat. Le problème des partis se lie en effet indissolublement dans ses origines avec la question de la légitimité du régime. L'existence des partis, c'est l'idée que le régime dans ses fondements ne peut plus être remis en cause, mais que ses mécanismes, ses orientations sont au contraire entièrement ouvertes à la réformation, voire la contestation la plus radicale. On aperçoit ici comment le parti surmonte l'aporie que représentaient les factions, qui mettaient véritablement en péril la "sûreté de l'Etat". Il condense et rapatrie les virtualités de violence contenues dans les émeutes de l'Ancien Régime, les contestations rurales, les émotions populaire élargies hors des cadres des provinces au XVIIè siècle. Autrement dit, le régime démocratique s'entend dans sa préexistence politique au phénomène partisan: il en prépare la possibilité et l'avènement.

Mais s'ils permettent de ménager une place au débat contradictoire, les partis autorisent en même temps la réduction de l'hétérogénéité. Parce qu'ils sont pluriels, ils assument ce passage du multiple à l'un. Ainsi, lorsque la pluralité ne caractérise plus le système des parti, lorsque le "s" de "partis" disparaît, le parti devient le Parti, c'est-à-dire non plus l'émanation des individus, mais, dans un mouvement inverse, celle du pouvoir. A contrario de l'expérience totalitaire qui s'appuie sur le régime du parti unique, un rapport d'homologie semble bien s'établir ici entre les significations partisane et démocratique.

L'URSS stalinienne, celle de la consolidation du pouvoir après la seconde guerre mondiale, le montre assez. Dans un discours du 9 février 1946, Staline déclare: "la seule différence entre les militants du Parti et les sans-parti, c'est que les uns sont membres du Parti et les autres ne le sont pas." Cercle tautologique et exclusif, le Parti totalitaire absorbe la société, et rapatrie le social dans le politique comme les théocraties fondaient le profane dans le sacré. La disparition de l'idée démocratique à partir du communisme de guerre, et peut-être même avant, va de pair avec le renforcement hégémonique du Parti (perspective externe) et son monolithisme (perspective interne). En 1977, le passage de Khrouchtchev au pouvoir n'a pas changé les choses: la Constitution livre une définition du Parti et le légalise: il est "la force dirigeante et le Guide de la société soviétique, le noyau de son système politique, de l'Etat et de toutes les organisations sociales." Piatakov écrivait de même dans la Pravda, le 23 décembre 1929: "Il est absolument clair qu'on ne peut pas être pour le Parti et contre la direction actuelle, pour le CC et contre Staline."

Ce n'est pas tant la structure partisane qui assure l'échange démocratique que la pluralité partisane. Si l'on reprend l'appellation établie des inputs et des outputs, on remarque que ces fonctions assumées pour les uns par les partis et pour les autres par les structures gouvernementales et parlementaires dans les systèmes occidentaux étaient réunis dans les seules mains du Parti en Union soviétique.

La dimension particulière des partis situés à l'intersection de la multitude non organisée politiquement et le pouvoir, nécessairement un pour garder son efficacité, est celle de la médiation et de la réduction: il médiatise la multitude et l'hétérogénéité des voix et réduit leur ampleur à un discours unique. Il enterre donc le mythe de la démocratie directe et tente d'établir, avant la représentation politique des individus la représentation institutionnelle des opinions. Le parti en ce sens pourrait apparaître comme la tentative de résolution de l'aporie que constituerait la démocratie directe des Grecs ou l'impossible délégation des pouvoirs chez Rousseau.

Les partis sont le microcosme spéculaire de la démocratie: un peuple que composent les militants, un bureau politique avec une structure hiérarchique qui refléterait celle du gouvernement dans la cité démocratique, des processus d'élection, de représentation et de délégation définis précisément par des statuts qui seraient l'écho d'une constitution démocratique. Pourtant, autant d'un point de vue interne que d'un point de vue externe, le parti fait problème dans un espace démocratique.

L'organisation des partis est-elle démocratique dès lors que les convictions des individus et leur autonomie sont prises dans un parti-machine qui impose une structure, une régulation, un ensemble de contraintes?

On remarque que les dissensions et les débats internes sont dissimulés, que les voix hétérogènes des opinions se résorbent dans celle de son porte-parole. C'est l'une des idées essentielles développées par Mosiei Ostrogorki dans son ouvrage La Démocratie et les partis politiques. Une analyse des partis politiques français peut lui donner pour partie raison. Les principaux mouvements politiques historiques en France (l'UDF, le RPR, le PS et peut-être encore davantage le PC et le FN) tentent d'élaborer un consensus, en tout les cas d'en donner l'image apparente.
Le cas atypique des Verts, formation encore militante en voie d'institutionnalisation avec leur première expérience du pouvoir, est révélateur. En son sein se joue de manière continue, et quasi structurelle, une dialectique du multiple et de l'unité, de la contestation et de la normalisation, comme si la cacophonie semblait toujours devoir être comprimée dans l'harmonie d'un discours monovalent. Les voix des dirigeants et les voix des militants semblent poser une réalité particulière, comme une figure de l'exception: la partie l'emporte sur le tout, l'individualité sur la totalité. Cette dialectique oppressive du tout sur la partie éclaire la téléologie partisane, qui s'oriente moins vers l'épanouissement de la démocratie dans la cité que vers ses propres projets: son achèvement interne (la résolution du conflit unité/pluralité) et externe (la captation du pouvoir).

C'est dire que si le biotope des partis est la démocratie, son organisation métabolique est hétérogène à ce milieu de vie. Celle-ci produit une espèce de raison régulatrice qui ordonne de se conformer. Dans l'ordre du tout, la partie n'a pas forcément voix au chapitre. Dans la société de pensée que constitue le parti, l'individu doit pouvoir sacrifier ses opinions personnelles et certaines exigences de la morale pour considérer pragmatiquement ce que les obligations et les contraintes de son organisation exigent.

L'histoire politique de l'Espagne en porte un témoignage éclatant. Entre 1875 et 1923, la vie politique espagnole était engluée dans un règne antidémocratique où le corps électoral ne détenait qu'une fonction passive. La circulation verticale du pouvoir ne partait pas du bas vers le haut mais des Cortès vers l'électorat en raison des accords préalables entre les chefs des partis conservateur et libéral qui exerçaient le pouvoir en alternance et de négociations entre ceux-ci. Ainsi, des notables locaux, ceux qu'on appelait les caciques, se chargeaient à leur tour de manipuler le processus électoral. L'entreprise était simple : contenter les membres de chaque parti pour éviter que les mécontentements n'en rompent l'unité, mais sans exaspérer les clientèles opposées au point de susciter chez elles un esprit de revanche. Le fonctionnement du système espagnol trouve ici ses règles dans un code non écrit.

Mais alors si le parti opprime plutôt qu'il exprime, n'est-ce pas parce que se noue dans la structure partisane une organisation contraire à la distribution démocratique du pouvoir? Avec le système partisan surgit la menace oligarchique. On voit donc comment se retourne la perspective qui voyait dans la pluralités des partis l'expression intime de la démocratie: loin de renvoyer l'image des débats contradictoires, des opinions divergentes, le parti a la structure du "top down" et non du "bottom up". Le principe structurant vient d'en-haut et non pas d'en bas. N'est-ce pas dès lors saisir la structure partisane comme une structure non plus seulement hiérarchique mais oligarchique?

Coupée de sa fraction militante, elle-même soumise aux "ordres venus d'en haut", cette caste concentrerait dans ses mains le pouvoir, la production des idées, la médiation avec l'extérieur: cette frange, cette élite opère ostensiblement le déni démocratique de la représentativité. La vision gaullienne rend compte de cette saisie critique des partis dans la sphère démocratique. Le discours de Bayeux en 16 juin 1946, vitupère le "jeu des partis", le pouvoir au peuple contre "l'oligarchie des partis". De Gaulle a toujours combattu le système des partis, y voyant la source d'une division fatale à l'intérêt national. L'oligarchie partisane introduit la somme innombrable d'intérêts particuliers qui perturbe le libre jeu démocratique et l'invention d'un intérêt général. Le rapport partis/démocratie est donc moins symbiotique qu'antagonique. "Je vois, écrit De Gaulle dans ses Mémoires de guerre, en l'Etat rénové non point comme il l'était hier et comme les partis voudraient qu'il le redevienne, une juxtaposition d'intérêts particuliers, d'où ne peuvent sortir jamais que de faibles compromis, mais bien une institution de décision, d'action, d'ambition, n'exprimant et ne servant que l'intérêt national." Le système partisan secrète de l'oligarchie comme il génère une coupure entre les dirigeants et les militants. A terme, le parti maintiendrait plus largement une dichotomie entre les représentants et les citoyens.

Ainsi Roberto Michels écrit-il dans Les partis politiques: "Le parti, en tant que formation extérieure, mécanisme, machine, ne s'identifie pas nécessairement avec l'ensemble des membres inscrits, et encore moins avec la classe. Devenant une fin en soi, se donnant des buts et des intérêts propres, il se sépare peu à peu de la classe qu'il représente" (VI, 2). Il ajoute : "Dans un parti, les intérêts des masses organisées qui le composent sont loin de coïncider avec ceux de la bureaucratie qui le personnifie." De fait, tous les partis fonctionnent sur le principe de la sélection intérieure, qui place au sommet de l'édifice les meilleurs, les aristoi et établit une coupure radicale entre un petit groupe de dirigeants et l'ensemble des militants. On pourrait dès lors douter d'une conception qui ferait du parti le lieu de l'élaboration et de l'expression des opinions. Dès lors, le lien entre partis et démocratie débouche sur un problème: comment reconnaître l'appartenance de la structure partisane à la démocratie si la première déroge aux principes de la seconde? Car si le parti est le microcosme de la démocratie, il pose dans sa particularité, la question plus générale de la possibilité de la représentation. La démocratie n'est-elle pas somme toute un principe régulateur et conservateur qui tend à organiser des organisations figées fonctionnant sur un mode oligarchique de conservation du pouvoir? Derrière la démocratie se dissimulerait l'organisation inavouable d'un système oligarchique.

On pourrait sans doute contester cette thèse qui considère le parti d'une manière univoque alors que celui-ci peut s'entendre également comme le lieu où se réalise la médiation essentielle entre la société et le pouvoir et la fidélité de l'instance dirigeante du parti à sa base est sans doute moins importante que sa fidélité à la société toute entière. Enfin, il s'agit de distinguer, ce que R. Michels ne fait pas, démocratie partisane et démocratie politique. Certainement, la démocratie se lit à l'aune des organisations qui la font vivre, néanmoins faut-il penser pour autant qu'elle n'est manifestée que par les règles internes des partis? La démocratie n'est-elle pas plus globale, c'est-à-dire rendue visible dans le jeu des relations interpartisanes?

Mais si le parti génère une oppression des consciences individuelles, instituant une règle commune à laquelle nul ne saurait pleinement déroger, il manifeste un désengagement à la fois des chefs de parti et de la masse. Celle-ci s'en remet à ses dirigeants et, en lui accordant sa confiance, lui donne également son pouvoir. Le chef devient le simple porte-parole d'une immense machinerie. Les consciences des dirigeants se dissout.

Plus la fonction du parti est laissée indéfinie, moins sa responsabilité est engagée. Le parti entraînerait ainsi une déresponsabilisation de ceux qui font la politique dans la sphère démocratique. La responsabilité se dérobe derrière une situation politique dont ne saurait être l'origine une seule personne, derrière des situations sociales ou économiques qui excèdent semble-t-il les dimensions du parti.

Cette difficulté appelle une réflexion politique sur la question de la représentation et de la délégation des pouvoirs. C'est un problème classique de la philosophie politique. La raison n'engage-t-elle pas à choisir dans le processus de l'élection les plus compétents pour représenter le peuple ? L'élite n'est-elle pas nécessairement non pas une dérive de la démocratie, mais sa conséquence la plus immédiate ? En ce sens, la démocratie serait une aristocratie, au sens étymologique du terme. C'est-à-dire le régime des meilleurs, des aristoi. En France, l'ENA a été créée dans cette optique de fournir à la nation des spécialistes, des aristoi. A partir du moment où le rêve de la démocratie directe s'abolit, apparaît la noblesse d'Etat.

Il y a là une aporie (un régime, la démocratie, reposant sur un fondement, l'aristocratie, qu'elle récuse) qui doit être dépassée parce qu'elle est sous-jacente à une idéologie de la rationalité en politique qui entraîne la justification de l'irresponsabilité et l'implicite : l'immaturité du peuple à se gouverner lui-même. L'idée, derrière cela, c'est celle de la légitimité d'une classe, les élites, la noblesse, d'Etat. Le champ politique serait le champ réservé aux experts, qui gomme ainsi toute idéologie (socialisme, libéralisme, conservateur, nationaliste). Comme il n'y a plus de principe d'action structurant, sinon cette rationalité qui ne parle pas, il est devenu commode de légitimer l'impuissance. Les prémisses théoriques de la réforme sont donc la lutte contre cette idéologie technocratique.

Autrement dit, l'affirmation du parti dans la sphère du politique se doublerait, selon cette hypothèse, d'une négation des trois fondements de la démocratie : la compétence du citoyen, la légitimité du représentant, c'est-à-dire sa représentativité, et enfin la possibilité de la pluralité, c'est-à-dire la conciliation du particulier et du collectif, de l'individu et de son agrégation avec un groupe.

C'est pourtant la situation charnière des partis politiques, à la fois exogènes et endogènes au pouvoir, à la fois hors du peuple et émanation du peuple, à la fois dans le champ du privé et dans celui du public, qui constitue la dialectique intime d'organisations au service de la démocratie. Le parti doit moins se concevoir dans son hétérogénéité apparente aux principes démocratiques, principes de fonctionnement mais aussi principes entendus au sens d'idéal de gouvernement de la masse par la masse, que comme une instance de médiation capable d'organiser une société caractérisée par les dissensions.

La difficulté essentielle pour un parti politique tient à sa position d'entre-deux, d'intermédiaire entre le politique et le social, de porte et de pont entre l'individuel et le collectif. Le parti politique réalise, dans le projet démocratique de gouvernement du peuple par le peuple, le passage du privé au public. En effet, si le parti politique entreprend de revendiquer les intérêts de la société et de conquérir le pouvoir, il est aussi, dans un domaine qui aurait plus à voir au privé qu'au public, le lieu d'agrégation d'individus aux mêmes idéaux et aux mêmes principes C'est d'ailleurs dans les partis les plus extrêmes, notamment de gauche, qu'une porosité s'établit: il n'est pas exclu que le parti puisse s'immiscer dans la vie privée; pour gouverner les esprits, on gouverne aussi les corps.

Il y a ici un parallèle à faire entre l'opinion et le parti : de même que celle-là n'a pas en elle-même d'autorité, de même le parti ne peut détenir une autorité qui serait celle de l'Etat. Loin d'être une institution publique, il est, comme la plupart des législations nationales le désignent, une simple association d'ordre privé. Si les Grecs établissaient une claire séparation entre le domaine privé et le domaine public, la modernité a progressivement dissous cette distinction, en confondant toujours davantage la société et l'Etat. Le parti précisément cristallise cette situation d'entre-deux : la démocratie lui est à la fois extérieure et intérieure, comme la pratique politique, qui est à mi-chemin du privé et du public. En ce sens, le parti s'oppose à la démocratie parlementaire, en ce qu'il réduit la distance des citoyens au pouvoir. Ceux-ci se trouvent rapprochés de lui par l'intermédiaire. Ils peuvent prendre part idéalement aux décisions prises. Il est le reflet de la société dont il essaie de capter les certains traits qu'il tente de rendre à l'identique. Mais en même temps il est une réalité toute entière tournée vers l'Etat et le pouvoir. C'est son ambivalence et le symptôme de la démocratie qui peine à articuler le politique et le social. Les partis sont traversés par cette ambivalence qui fait la position difficile de la démocratie et sa chance de faire intervenir tous ses membres.

Sans doute les partis doivent-ils désormais s'entendre comme le lieu d'articulation de la société civile et la société politique. Les partis assument le rôle de nœud entre l'activité civile et la représentation de l'opinion. Ils rendent effective la séparation du civil et du politique en même temps qu'ils permettent leur rencontre pour que surgisse le pouvoir dans la cité et sa légitimité. En même temps, ne peut-on penser que les partis jouent le rôle pédagogique ou, au sens étymologique, démagogique de formation et d'apprentissage du citoyen. Il fonctionne comme la métonymie du régime dans lequel il s'intègre. S'il manifeste les traits particuliers de la démocratie, il compose également avec ses défauts, ses tendances et ses dérives. Sa dimension ambivalente, à mi-chemin entre la sphère privée de l'association et le domaine public du pouvoir et de son exercice, en fait la matrice de la possibilité démocratique. Il est une invitation, une participation à l'action publique.

On remarque donc que le système partisan ne se conçoit pas nécessairement par opposition au système démocratique. La démocratie ne se juge pas tant à l'aune des principes internes des acteurs qui la font vivre que dans les relations externes qui unissent ces acteurs. Comme dans le modèle économique, le jeu démocratique fonctionne sur le principe de l'offre et de la demande sur un marché qui assure l'ajustement nécessaire : ce sont les candidats et les programmes des partis qui représentent l'offre. De l'autre côté, les aspirations des électeurs et les ajustements par le scrutin représentent la demande. On pourrait critiquer cette approche en ce qu'elle réduit la vie politique à sa dimension instrumental et l'élection à une simple procédure. Pourtant, elle montre bien que le système partisan, comme la structure du marché, assure un processus, bien plutôt qu'il ne réalise un idéal. Le parti est un organe de la démocratie, c'est-à-dire au sens étymologique, un outil qui crée la possibilité d'une transformation du réel, d'une praxis.

Les rapports qui se nouent entre les partis politiques et la démocratie prennent de multiples formes, à la fois d'homologie et d'hétéronomie : d'une part, les partis sont les reflets spéculaires du régime démocratique dont ils reproduisent, dans leur microcosme, les processus et les faiblesses; d'autre part, les partis apparaissent comme des obstacles, en maintenant au cœur du système démocratique des rémanences exogènes telles que l'oligarchie, l'aristocratie et la primauté du tout sur la partie.
Cette double nature doit être conservée puisqu'elle témoigne de la nature ambivalente essentielle des partis: entre l'individu et le peuple, entre la domination et le pouvoir, entre le privé et le public, entre la conformation et la contestation. C'est précisément cette situation d'entre-deux qui permet de saisir la situation particulière du parti dans la démocratie: il est dans la démocratie; il est aussi hors de son jeu pour autant qu'il la réforme.

Le système des partis permet d'ordonner des discours hétérogènes qui doivent nécessairement être domestiqués pour que se maintienne un espace démocratique. Domestiqués, c'est-à-dire annexés, intégrés constitutionnellement dans la construction démocratique pour ne pas mettre celle-ci en danger. Autrement dit, si leur fonctionnement interne peut stigmatiser les dérives de la démocratie, telle que la non-circulation du pouvoir qui revient toujours aux mains de quelques-uns (oligarchie), les meilleurs (aristocratie), et les plus anciens (gérontocratie?), les partis permettent de normaliser la violence idéologique et de l'intégrer dans l'espace de construction de la démocratie.

Nicolas Larnaudie