A quoi sert l'enfance? ...

A quoi sert l'enfance?... A devenir adulte! C'est le titre de la postface de Lionel Richard (1995) au récit "Mon enfance" de Hermann Hess [traduit de l'allemand par Edmond Beaujon, Paris, éditions Mille et Une nuits, n°78, 1995]
Lionel Richard souligne que la formation de la personnalité individuelle est aussi le thème des pages regroupées sous le titre Mon enfance; elles en reçoivent du même coup un semblant d'unité comme s'il était question d'une seule longue nouvelle.

En réalité, deux textes ont été assemblés bout à bout qui appartenaient initialement à des recueils différents: l'un publié en 1948, Premières proses, et l'autre en 1907, Ici-bas. Dans leur rédaction, néanmoins, ils datent sensiblement de la même époque. Et, dans l'un comme dans l'autre, Hess part à la recherche de son passé le plus lointain pour tenter de comprendre comment il est devenu ce qu'il est.

Rend-il vraiment compte de ce qu'il a vécu, de ce qu'il a éprouvé quand il était enfant? Partiellement, certes. C'est bien de ses parents qu'il parle, des punitions que lui a infligées son père, du bonheur dans ses promenades en pleine nature, des établissements scolaires qu'il ne supportait pas, de la maladie et de la mort de son camarde le plus proche. Mais son récit est une reconstruction. Derrière lui sont présents un adulte avec les souvenirs qu'il a intériorisés, tout autant qu'un écrivain avec sa philosophie.
Par ailleurs, L.Richard affirme que Hermann Hess, dans toute son oeuvre, met en scène la quête de l'harmonie par des consciences déchirées. La fiction est le moyen qu'il choisit pour projeter sur des personnages ce drame existentiel qui, depuis son adolescence, est le sien au plus haut point. La description de leur itinéraire n'est qu'un mode de réponse à son propre malaise. De Peter Camenzind, en 1904, au Jeu des perles de verre, en 1943, ses romans sont ainsi l'expression allégorique au symbolique de son monde intérieur. Il est à la recherche d'un équilibre et ses doubles imaginaires lui servent d'exutoire pour accepter les oppositions enfermées au fond de lui-même.
Comme il le fait dire en 1919 à son personnage d'Emil Sinclair, en préface à l'histoire de la jeunesse de celui-ci dans Demain: "La vie de chaque homme est un chemin vers soi-même, l'essai d'un chemin, l'esquisse d'un sentier. Personne n'est jamais parvenu à être entièrement lui-même; chacun, cependant, tend à le devenir, l'un dans l'obscurité, l'autre dans plus de lumière, chacun comme il le peut."
Cheminement de l'individu pour se réaliser intérieurement: la préoccupation majeure de Hermann Hess a été d'illustrer ce processus. Marginalité ou intégration sociale, rébellion ou soumission au sentiment collectif, individualisme ou sens communautaire, résignation au compromis ou blocage dans le refus, contemplation ou action? Telles sont les oppositions, d'abords personnelles, qu'il cherche à résoudre et qui commandent ses constructions littéraires. Cela, toujours à des fins positives. Dans une lettre du 04 mai 1931, il écrit à l'un de ses correspondants qu'il est le contraire d'un nihiliste et qu'il donne dans tous ses livres "les éléments d'une croyance à partir de laquelle il serait possible de vivre".
Sa vision de la vie est inséparable des meurtrissures de son enfance et de son adolescence, meurtrissures qu'il attribue à sa nature, mais aussi au poids des traditions familiales, communautaires, sociales sur les institutions et les mentalités allemandes. Le résultat est qu'il a l'impression de parler aux Allemands, écrit-il dès 1902, dans une langue étrangère, et qu'il se sent étranger au milieu de leur troupeau. En situation d'exil intérieur, ce n'est pas un hasard s'il va fuir l'Allemagne pour s'établir définitivement en Suisse à partir de 1904.
Parvenu douloureusement à l'âge mûr, Hess considère l'enfance en général, à travers la sienne bien sûr, comme une accumulation d'épreuves qui pousse chacun à s'interroger sur soi-même et sur ses relations avec ses semblables. A ses yeux, les premières années de l'existence représentent le réservoir de sensation, d'impression, d'évènement qui s'inscrivent au plus profond de l'individu, pénètrent sa mémoire et son inconscient, forment son comportement ultérieur d'adulte. Elles aménagent une succession d'étapes nécessaires à l'accomplissement de soi, en même temps qu'à une relative adaptation à la vie en société. Tel a été son propre apprentissage. Il le conduit à suggérer que tout enfant doit connaître et surmonter l'angoisse, la révolte, l'humiliation, la mort, la séparation, la solitude.
Reste que ces expériences, même vécues par tout le monde, n'ont de valeur que dans la mesure où elles sont personnelles. Et le tragique est au bout quand, chez l'individu, s'estompe l'instinct de la vie. Hess est persuadé que cet instinct de vie est la force par laquelle chacun doit se laisser porter, sous peine de frustrations et de terribles souffrances morales. "L'homme est bon lorsqu'il règne une certaine harmonie entre ses instincts primitifs et sa vie consciente; autrement, il est méchant et dangereux", indique-t-il dans l'une de ses lettres.
Voilà qui ne signifie pas qu'il serait permis à chacun de se livrer à tous les excès et débridements possibles: il faut trouver son chemin dans le respect de ce qui est propre à la grandeur de l'Homme par rapport au règne animal, entre les exigences de la Nature et celle de l'Esprit. L'être humain ne saurait se réaliser que dans la conquête d'un équilibre entre ces antagonismes.
Le garnement sauvage, instable et indomptable que Hess pouvait apparaître à ses parents et à son entourage est le même individu qui, des années plus tard, est capable de s'accepter pleinement sous cette image négative, tout en se tenant sereinement à distance de ce qu'il était. Les conflits ont disparus. Les inquiétudes n'ont pas été refoulées, elles se sont apaisées. Le passé n'est plus qu'un récit maîtrisé, voire nostalgique. Cette transmutation a été opérée grâce à un cheminement spirituel. Cheminement dans lequel est intervenue, sans qu'il soit possible à Hess d'expliquer à vrai dire pourquoi, la magie de la littérature, qui l'a amené à rêver, à imaginer des histoires, et en écrire.
Raconter sa propre enfance n'est donc pas simplement pour lui une affaire de mémoire. C'est un travail de transformation littéraire qui a pour fonction de transmettre une certaine conception de la vie et de l'homme. Comme il le signale à l'un de ses correspondants: "L'oeuvre littéraire qui n'est là que pour le luxe et la décoration ne m'intéresse pas, mais qu'elle puisse être aussi le pain, le vin, une aide à la vie, là est sa justification et son sens véritable".
Au fond, à quoi sert l'enfance, dans la vision de Hess, s'interroge L.Richard? A rêver, à mûrir, à devenir adulte, répond-il. Et quand on a la chance d'être écrivain, à pouvoir y puiser matière à littérature. "Il est donné aux écrivains de se souvenir des temps les plus lointains de leur vie bien davantage que les autres gens", note-il en 1900 dans Hermann Lauscher, l'un de ses tout premiers livres. Peu, en tout cas, ont tenté de le montrer autant que lui, même s'il invente ou embellit. Sa vie, en effet, la réalité ne lui suffisant jamais, se transforme très souvent sous ses yeux de façon naturelle, a-t-il avoué, en un "conte".
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Références:
- Hess, Hermann, Romans et nouvelles (Peter Camenzind, L'Ornière, Rosshalde, Knulp, Demian, Le Dernier Eté de Klinsgor, Le Loup des steppes, Une petite ville d'autrefois, Souvenir d'un Européen), Paris, Laffont, coll. Bouquins, 1993.
- Hess, Hermann, Le Jeu des perles de verre, Paris, Calmann-Levy, 1971.
- Beaujon, Edmond, Le métier de l'homme et son image mythique chez Hermann Hess, Genève, Editions du Mont-Blanc, 1971.
- Sénès, Jacqueline et Michel, Hermann Hess le Magicien, Paris, Hachette, 1989.