Les linguistiques de la parole

Longtemps dans l'ombre de l'écrit, puis évacuée par la linguistique européenne au début du XXè siècle, la parole se trouve aujourd'hui au coeur des préoccupations de plusieurs branches des sciences du langage.

Alors que la grammaire traditionnelle nous propose souvent des exemples du type «le chien du voisin s'est sauvé», on entendra dans la conversation courante «au fait, le voisin... son chien, eh ben i s'est sauvé», et parfois quelques bizarreries, comme «Donne-moi-Z-en»... Manifestement, la parole a son fonctionnement propre, mais n'est devenue un objet d'étude que récemment. Pourtant, s'il est un point commun à toutes les langues, c'est bien d'être parlées. Certes, la rhétorique antique a fourni une abondante réflexion sur certains usages de la parole, dans une société où l'art de l'orateur était au coeur de la vie de la cité. Mais, dans les cultures à forte tradition littéraire, la parole a longtemps été occultée par l'écrit. Or, une langue est d'abord parlée et, si certaines d'entre elles possèdent une écriture, nombreuses sont celles qui n'en ont pas.

Au début du xxe siècle, Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique moderne, a opéré une distinction fondamentale entre la langue, ensemble de règles abstraites, et la parole, action singulière d'un locuteur. Or la linguistique saussurienne va privilégier une approche dite immanente, car elle se préoccupe exclusivement du fonctionnement interne de la langue, indépendamment des pratiques réelles. Seul l'aspect verbal et non vocal est alors retenu, et la situation de communication est elle aussi évacuée. Du coup, des phénomènes comme la prosodie, l'intonation, se sont trouvés exclus de la linguistique saussurienne. Comment comprendre dès lors qu'un énoncé comme «j'adore ce film», dit sur un ton ironique, signifie précisément le contraire ? Ce n'est que peu à peu que la linguistique s'est ouverte à l'étude de la parole, en intégrant notamment les apports issus d'autres disciplines comme la sociologie ou la psychologie.

Comment avons-nous appris à parler ?

L'acquisition du langage nécessite bien entendu certaines capacités physiologiques (audition, phonation), mais également des compétences cognitives complexes. En 1975, un débat mémorable opposa le psychologue Jean Piaget et le linguiste Noam Chomsky. Selon J.Piaget, un enfant vient au monde avec certaines prédispositions, mais ses capacités cognitives se développent au fil de l'expérience. Pour N.Chomsky, la «compétence linguistique» est innée et, même si les langues sont acquises, la structure permettant d'organiser le langage est déjà inscrite dans le cerveau.

Les recherches se poursuivent aujourd'hui avec l'essor des sciences cognitives. Toujours est-il que, dès son plus jeune âge, le bébé a une capacité de perception des sons humains extrêmement large. Cette capacité va se réduire au fur et à mesure de sa familiarisation avec une langue donnée, dans laquelle il sélectionnera les sons pertinents, les phonèmes, dont la phonologie étudie le fonctionnement. Avec le babillage (de deux mois à un an), le bébé s'exerce à produire toutes sortes de sons, puis élabore des séquences basées sur des oppositions franches entre consonnes et voyelles (baba, dodo), plus faciles à prononcer. Progressivement, il s'approprie les phonèmes de sa langue : un bébé chinois et un bébé français ne babillent pas avec le même répertoire de sons. Le nourrisson distingue les syllabes, puis les mots, développe leur compréhension, et enrichit son vocabulaire passif, c'est-à-dire le réservoir de mots qu'il pourra utiliser par la suite. Entre 10 et 12 mois apparaissent les premiers mots. Ensuite viennent les mots-phrases, du type «apu» pour dire «il n'y a plus de gâteau», par exemple. L'enfant apprend de nouveaux mots, mais également des règles de construction. L'erreur est d'ailleurs souvent le signe qu'une règle est bien assimilée : dans la bouche d'un enfant de quatre ans, «vous disez» révèle que le principe de la deuxième personne du pluriel est bien assimilé. Il faudra ensuite que l'enfant mémorise les irrégularités comme «vous dites» ou «je vais». Au-delà de la langue, l'enfant va également apprendre les règles qui, dans sa culture, régissent les conversations.

La parole au quotidien

De nombreuses recherches se sont penchées sur la façon dont se déroulent les interactions verbales. La méthode est empirique, basée sur des analyses de corpus (situations échantillons). Comme le montrent les travaux de l'école de Palo Alto[Voir Y.Winkin, La Nouvelle Communication, Seuil, 1981.], la parole prend appui sur tout un ensemble de signaux (gestes, mimiques, situations, liens relationnels) qui participent plus largement à la communication. Un autre courant, la pragmatique, s'est intéressé à la façon dont une parole peut exercer une action. Son fondateur, le philosophe anglais John L.Austin[Quand dire, c'est faire, 1962, Seuil, 1970.], s'est d'abord penché sur les énoncés dits performatifs : «Je vous déclare mari et femme» ou «je te donne ce livre» font plus que décrire le monde, ils le modifient. La pragmatique a proposé une théorie des actes de langage, développée par John R. Searle[Les Actes de langage, 1969.]: si certains actes sont explicites, comme «peux-tu ouvrir la fenêtre?», d'autres sont indirects, comme «il fait chaud ici!», qui pourra constituer une demande, et non une affirmation.

Herbert Paul Grice, philosophe anglais, a étudié la façon dont on peut dégager les implicites d'un énoncé, ce qu'il appelle les «implicatures conversationnelles». Si vous demandez à quelqu'un si tel restaurant est bon et que l'on vous répond que c'est copieux, vous devez comprendre que la cuisine n'est pas des plus raffinée.

Une façon de parler peut être le reflet d'une origine géographique (les accents marseillais, québécois), d'une époque (comme le montre la façon de déclamer en vogue dans les actualités des années 50), ou encore d'un groupe social. Le linguiste américain William Labov, fondateur de la sociolinguistique, s'est notamment attaché à l'étude de la variété d'anglais spécifiquement parlée dans les quartiers noirs de Harlem[The Social Stratification of English in New York, 1966 ; Le Parler ordinaire, Minuit, 1972; Sociolinguistique, Minuit, 1974.], soulignant sa cohérence interne. W.Labov distingue trois types de règles: les règles catégoriques, qui ne sont jamais transgressées (personne ne dit «je mangeront»); les règles semi-catégoriques, dont la transgression est un indicateur social («ils croivent»); et les règles variables (dire «ne... pas» ou seulement «pas»).

En France, Pierre Bourdieu s'est intéressé à la façon de parler en tant que signe de distinction sociale [Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, revu et augmenté sous le titre Langage et pouvoir symbolique, 2001]. La façon de parler du groupe dominant s'impose comme référence. Les divers «marchés linguistiques» peuvent se classer du plus soumis (école, institutions) aux moins soumis (argots), jusqu'aux «marchés francs», qui s'y opposent radicalement. «La meuf que je t'ai parlé, elle est trop canon», par exemple, se distingue nettement comme un parler populaire, marqué par la syntaxe («que» à la place de «dont»), par le vocabulaire (verlan, argot), et par la prosodie (musicalité de la phrase). Un parler propre à un groupe social est appelé sociolecte; propre à une région, un dialecte; propre à un individu, un idiolecte.

L'analyse conversationnelle s'est construite à partir d'apports multiples, comme la linguistique énonciative, initiée par Emile Benveniste ou Mikhaïl Bakhtine, et différents courants sociologiques. Parmi eux, l'ethnographie de la communication, fondée par Dell Hymes et John Gumperz[Sociolinguistique interactionnelle, L'Harmattan, 1979.], considère que la «compétence linguistique» soulignée par N.Chomsky ne se suffit pas: elle doit s'articuler avec la compétence communicationnelle, la maîtrise des règles de la conversation propre à chaque culture. L'éthnométhodologie, issue des travaux de Howard Garfinkel, analyse les conversations quotidiennes, notamment l'intonation, l'organisation des séquences, la gestion des tours de parole. Comme le souligne Catherine Kerbrat-Orecchioni[Les Interactions verbales, tome III, Armand Colin, 1994; voir également La Conversation, Seuil, 1996.], un temps de pause de trois dixièmes de seconde peut suffire à un Français pour considérer qu'il est en droit de prendre la parole, tandis qu'il faudrait cinq dixièmes de secondes à un Américain avant d'intervenir. Résultat: l'Américain discutant avec un Français peut avoir le sentiment d'être interrompu constamment. En France, de plus en plus de linguistes s'intéressent aux parlers ordinaires, comme Louis-Jean Calvet, Jean- Pierre Goudaillet, Françoise Gadet ou Véronique Traverso[L.-J.Calvet, L'Argot, Puf, 1994; J.-P.Goudailler, Comment tu tchatches! Dictionnaire du français contemporain des cités, Maisonneuve & Larose, 1998; F.Gadet, Le Français ordinaire, Armand Colin, 1996; V. Traverso, L'Analyse des conversations, Nathan, 1999].

Tous ces travaux montrent que la parole ne se construit pas simplement en suivant les normes de la langue, mais obéit à des tacites plus ou moins flexibles. Jadis bannie du champ d'étude, la parole est aujourd'hui devenue incontournable dans les sciences du langage. Face aux linguistiques de la langue, centrées sur un système abstrait, les linguistiques de la parole ont désormais leur mot à dire.

Karine Philippe, «compétence linguistique» in Sciences Humaines, rubrique "Pourquoi parle-t-on? L'oralité redécouverte", Mensuel N°159, Avril 2005.