Partis politiques et démocratie

Si la vitalité de la démocratie s'appréhende à l'aune de la multiplicité des partis, c'est sans doute que ceux-ci semblent être à même de préserver les clivages, les différences et finalement l'hétérogénéité de la société. La pluralité des partis ferait signe dès lors vers une autre pluralité, celle des individus inclus dans le cercle de la polis. Les partis en ce sens sont la résolution apportée par le régime démocratique à la contradiction des opinions. Ils expriment la dialectique du particulier (la somme des individus) et du général (le bien commun). C'est la première signification que l'on pourrait attribuer au lien théorique qui unit les partis à la démocratie, c'est-à-dire leur nature de lieu spéculaire de la société toute entière.

Mais si la démocratie identifie l'exercice d'un pouvoir dont le foyer est le peuple, à la fois dans son origine, son exercice et sa destination, le parti s'appréhende dans une perspective moins transparente et peut-être polémique (au sens d'une opposition conflictuelle) par rapport à la démocratie. En effet, les partis apparaissent moins comme une médiation entre le peuple et l'exercice du gouvernement que la déperdition du lien entre le peuple et le pouvoir. Condensé dans les mains de quelques-uns, délié de la sphère civile, le pouvoir circule, s'échange, se transmet dans un la sphère très restreinte de l'espace partisan selon des règles qui ont peu à voir avec le jeu démocratique.

Les partis devraient manifester la possibilité pour chaque citoyen de quitter le domaine privé pour investir le champ du public, participer à la délibération commune, à l'élaboration d'une unité qui subsumerait les conflits particuliers. Ils semblent à l'inverse renforcer la dichotomie du peuple et de ses dirigeants, des gouvernés et des gouvernants. Vestige d'une aristocratie ou rémanence d'une oligarchie qui ne dirait pas son nom, le système des partis semble donc partager son sort avec la démocratie en même temps qu'il paraît la pervertir de l'intérieur.

Cette ambivalence fondamentale voire essentielle des partis, à la fois médiation et obstacle dans l'espace démocratique, doit-elle être considérée comme l'aporie irréductible sur laquelle vient buter la théorie du pouvoir dans le système démocratique, ou à l'inverse peut-elle se donner comme la condition de possibilité de la démocratie, qui demeure un horizon de la pratique politique des partis?

Nous verrons comment le système partisan peut s'entendre comme un "symptôme" de la démocratie. Pourtant, l'analyse interne du parti ne désigne-t-elle pas celui-ci comme un organisme exogène au biotope que représenterait la démocratie? Enfin, si la dialectique du singulier et du pluriel, de l'individuel et du général semble bien constituer la structure intime du parti, celui-ci ne peut-il être comme la chance de la démocratie, c'est-à-dire le moyen de son effectivité dans l'espace politique?

L'apparition des partis ne va-t-elle pas de pair avec l'invention de la démocratie moderne, c'est-à-dire non plus directe, comme chez les Grecs ou dans la société rêvée par Rousseau, mais représentative? C'est bien une nouvelle conception du monde et de l'espace politique qui apparaît avec la naissance des partis. Le parti désigne, en effet, le partial et donc, comme la partie, le partiel. Il est un élément du tout, une de ses composantes qui, en conséquence, se tient sur le territoire précaire du relatif. Le parti ne peut prétendre à l'absolu ou à la globalité, même s'il tend à réaliser son projet dans la sphère du général et de l'universel. Faire triompher ses idées, ce n'est finalement rien de moins que faire reconnaître leur universalité, leur caractère opératoire au delà de la vision partisane elle-même. Pourtant, avant d'être cela, le parti est l'affirmation d'une nouvelle conception du monde dans l'espace politique. La vérité est rejetée hors de celui-ci.

Avec le parti, c'est l'opinion qui devient la règle de l'action, et sa confrontation avec d'autres, opinions antagonistes. Le bien commun en ce sens n'est plus le produit des savants, tel que le voyait Platon, mais la construction laborieuse des politiques, c'est-à-dire, la rencontre polémique de points de vue. Le parti rejette la vision synoptique et préfère le point de vue. Avec la naissance des partis émerge une nouvelle idée, celle d'une pratique politique où le bien de la cité ne résulte pas d'une vérité à découvrir mais d'un débat à mener pour élaborer dans le processus même de la contradiction l'intérêt général.

D'une certaine façon, la vision aristotélicienne de l'homme prudent vient prendre le pas sur la conception platonicienne de la politique comme science. Le parti en ce sens est l'affirmation de l'autonomie de l'homme, son habilité à construire l'ordre commun. Il manifesterait le passage d'une transcendance (un ordre immuable, que l'on atteindrait par la recherche de la vérité en politique) à une immanence (l'homme et sa raison pratique, ce que Aristote nommait la phronesis et dont il faisait l'attribut essentiel du sage en politique).

Cela ne signifie pas pour autant que cette opinion avancée par les partis n'est pas posée en tant que vérité. L'absolu n'existe pas, la cité idéale, le rêve platonicien d'un ordre parfait ici-bas qui serait la correspondance d'une harmonie supérieure, se brise sur cette conception pragmatique de la cité. La vérité change de signification: elle est une construction, un horizon, et non plus une réalité anhistorique. Elle apparaît non pas selon un principe inductif coupé de tout contexte social, économique ou historique mais comme création humaine: volatile, précaire, et toujours en phase de reconstruction.

On reconnaît implicitement avec l'établissement du parti dans la vie politique que c'est dans la confrontation du partial et du partiel que l'ordre commun peut s'édifier. Mais partis et démocratie ne nourrissent-ils pas des rapports d'homologie? Le cercle de la démocratie se bâtit dans la rencontre de l'un et du multiple. Comment résoudre l'hétérogénéité des individus et la construction, seule et unique du bien commun? Comment faire passer les voix discordantes des membres d'une société à l'harmonie d'un accord, au sens quasi musical du terme? Le danger de cette situation polémique, c'est de faire sombrer toute stabilité politique par la remise en cause perpétuelle des socles de l'espace politique. Comment rendre possible à la fois le débat et la continuité de l'Etat?

Le surgissement des partis dans l'espace public, que l'on peut sans doute lier à la mort des factions et à la reconnaissance définitive de la légitimité de l'Etat, a permis l'intégration des partis en tant que tels et une institutionnalisation du débat. Le problème des partis se lie en effet indissolublement dans ses origines avec la question de la légitimité du régime. L'existence des partis, c'est l'idée que le régime dans ses fondements ne peut plus être remis en cause, mais que ses mécanismes, ses orientations sont au contraire entièrement ouvertes à la réformation, voire la contestation la plus radicale. On aperçoit ici comment le parti surmonte l'aporie que représentaient les factions, qui mettaient véritablement en péril la "sûreté de l'Etat". Il condense et rapatrie les virtualités de violence contenues dans les émeutes de l'Ancien Régime, les contestations rurales, les émotions populaire élargies hors des cadres des provinces au XVIIè siècle. Autrement dit, le régime démocratique s'entend dans sa préexistence politique au phénomène partisan: il en prépare la possibilité et l'avènement.

Mais s'ils permettent de ménager une place au débat contradictoire, les partis autorisent en même temps la réduction de l'hétérogénéité. Parce qu'ils sont pluriels, ils assument ce passage du multiple à l'un. Ainsi, lorsque la pluralité ne caractérise plus le système des parti, lorsque le "s" de "partis" disparaît, le parti devient le Parti, c'est-à-dire non plus l'émanation des individus, mais, dans un mouvement inverse, celle du pouvoir. A contrario de l'expérience totalitaire qui s'appuie sur le régime du parti unique, un rapport d'homologie semble bien s'établir ici entre les significations partisane et démocratique.

L'URSS stalinienne, celle de la consolidation du pouvoir après la seconde guerre mondiale, le montre assez. Dans un discours du 9 février 1946, Staline déclare: "la seule différence entre les militants du Parti et les sans-parti, c'est que les uns sont membres du Parti et les autres ne le sont pas." Cercle tautologique et exclusif, le Parti totalitaire absorbe la société, et rapatrie le social dans le politique comme les théocraties fondaient le profane dans le sacré. La disparition de l'idée démocratique à partir du communisme de guerre, et peut-être même avant, va de pair avec le renforcement hégémonique du Parti (perspective externe) et son monolithisme (perspective interne). En 1977, le passage de Khrouchtchev au pouvoir n'a pas changé les choses: la Constitution livre une définition du Parti et le légalise: il est "la force dirigeante et le Guide de la société soviétique, le noyau de son système politique, de l'Etat et de toutes les organisations sociales." Piatakov écrivait de même dans la Pravda, le 23 décembre 1929: "Il est absolument clair qu'on ne peut pas être pour le Parti et contre la direction actuelle, pour le CC et contre Staline."

Ce n'est pas tant la structure partisane qui assure l'échange démocratique que la pluralité partisane. Si l'on reprend l'appellation établie des inputs et des outputs, on remarque que ces fonctions assumées pour les uns par les partis et pour les autres par les structures gouvernementales et parlementaires dans les systèmes occidentaux étaient réunis dans les seules mains du Parti en Union soviétique.

La dimension particulière des partis situés à l'intersection de la multitude non organisée politiquement et le pouvoir, nécessairement un pour garder son efficacité, est celle de la médiation et de la réduction: il médiatise la multitude et l'hétérogénéité des voix et réduit leur ampleur à un discours unique. Il enterre donc le mythe de la démocratie directe et tente d'établir, avant la représentation politique des individus la représentation institutionnelle des opinions. Le parti en ce sens pourrait apparaître comme la tentative de résolution de l'aporie que constituerait la démocratie directe des Grecs ou l'impossible délégation des pouvoirs chez Rousseau.

Les partis sont le microcosme spéculaire de la démocratie: un peuple que composent les militants, un bureau politique avec une structure hiérarchique qui refléterait celle du gouvernement dans la cité démocratique, des processus d'élection, de représentation et de délégation définis précisément par des statuts qui seraient l'écho d'une constitution démocratique. Pourtant, autant d'un point de vue interne que d'un point de vue externe, le parti fait problème dans un espace démocratique.

L'organisation des partis est-elle démocratique dès lors que les convictions des individus et leur autonomie sont prises dans un parti-machine qui impose une structure, une régulation, un ensemble de contraintes?

On remarque que les dissensions et les débats internes sont dissimulés, que les voix hétérogènes des opinions se résorbent dans celle de son porte-parole. C'est l'une des idées essentielles développées par Mosiei Ostrogorki dans son ouvrage La Démocratie et les partis politiques. Une analyse des partis politiques français peut lui donner pour partie raison. Les principaux mouvements politiques historiques en France (l'UDF, le RPR, le PS et peut-être encore davantage le PC et le FN) tentent d'élaborer un consensus, en tout les cas d'en donner l'image apparente.
Le cas atypique des Verts, formation encore militante en voie d'institutionnalisation avec leur première expérience du pouvoir, est révélateur. En son sein se joue de manière continue, et quasi structurelle, une dialectique du multiple et de l'unité, de la contestation et de la normalisation, comme si la cacophonie semblait toujours devoir être comprimée dans l'harmonie d'un discours monovalent. Les voix des dirigeants et les voix des militants semblent poser une réalité particulière, comme une figure de l'exception: la partie l'emporte sur le tout, l'individualité sur la totalité. Cette dialectique oppressive du tout sur la partie éclaire la téléologie partisane, qui s'oriente moins vers l'épanouissement de la démocratie dans la cité que vers ses propres projets: son achèvement interne (la résolution du conflit unité/pluralité) et externe (la captation du pouvoir).

C'est dire que si le biotope des partis est la démocratie, son organisation métabolique est hétérogène à ce milieu de vie. Celle-ci produit une espèce de raison régulatrice qui ordonne de se conformer. Dans l'ordre du tout, la partie n'a pas forcément voix au chapitre. Dans la société de pensée que constitue le parti, l'individu doit pouvoir sacrifier ses opinions personnelles et certaines exigences de la morale pour considérer pragmatiquement ce que les obligations et les contraintes de son organisation exigent.

L'histoire politique de l'Espagne en porte un témoignage éclatant. Entre 1875 et 1923, la vie politique espagnole était engluée dans un règne antidémocratique où le corps électoral ne détenait qu'une fonction passive. La circulation verticale du pouvoir ne partait pas du bas vers le haut mais des Cortès vers l'électorat en raison des accords préalables entre les chefs des partis conservateur et libéral qui exerçaient le pouvoir en alternance et de négociations entre ceux-ci. Ainsi, des notables locaux, ceux qu'on appelait les caciques, se chargeaient à leur tour de manipuler le processus électoral. L'entreprise était simple : contenter les membres de chaque parti pour éviter que les mécontentements n'en rompent l'unité, mais sans exaspérer les clientèles opposées au point de susciter chez elles un esprit de revanche. Le fonctionnement du système espagnol trouve ici ses règles dans un code non écrit.

Mais alors si le parti opprime plutôt qu'il exprime, n'est-ce pas parce que se noue dans la structure partisane une organisation contraire à la distribution démocratique du pouvoir? Avec le système partisan surgit la menace oligarchique. On voit donc comment se retourne la perspective qui voyait dans la pluralités des partis l'expression intime de la démocratie: loin de renvoyer l'image des débats contradictoires, des opinions divergentes, le parti a la structure du "top down" et non du "bottom up". Le principe structurant vient d'en-haut et non pas d'en bas. N'est-ce pas dès lors saisir la structure partisane comme une structure non plus seulement hiérarchique mais oligarchique?

Coupée de sa fraction militante, elle-même soumise aux "ordres venus d'en haut", cette caste concentrerait dans ses mains le pouvoir, la production des idées, la médiation avec l'extérieur: cette frange, cette élite opère ostensiblement le déni démocratique de la représentativité. La vision gaullienne rend compte de cette saisie critique des partis dans la sphère démocratique. Le discours de Bayeux en 16 juin 1946, vitupère le "jeu des partis", le pouvoir au peuple contre "l'oligarchie des partis". De Gaulle a toujours combattu le système des partis, y voyant la source d'une division fatale à l'intérêt national. L'oligarchie partisane introduit la somme innombrable d'intérêts particuliers qui perturbe le libre jeu démocratique et l'invention d'un intérêt général. Le rapport partis/démocratie est donc moins symbiotique qu'antagonique. "Je vois, écrit De Gaulle dans ses Mémoires de guerre, en l'Etat rénové non point comme il l'était hier et comme les partis voudraient qu'il le redevienne, une juxtaposition d'intérêts particuliers, d'où ne peuvent sortir jamais que de faibles compromis, mais bien une institution de décision, d'action, d'ambition, n'exprimant et ne servant que l'intérêt national." Le système partisan secrète de l'oligarchie comme il génère une coupure entre les dirigeants et les militants. A terme, le parti maintiendrait plus largement une dichotomie entre les représentants et les citoyens.

Ainsi Roberto Michels écrit-il dans Les partis politiques: "Le parti, en tant que formation extérieure, mécanisme, machine, ne s'identifie pas nécessairement avec l'ensemble des membres inscrits, et encore moins avec la classe. Devenant une fin en soi, se donnant des buts et des intérêts propres, il se sépare peu à peu de la classe qu'il représente" (VI, 2). Il ajoute : "Dans un parti, les intérêts des masses organisées qui le composent sont loin de coïncider avec ceux de la bureaucratie qui le personnifie." De fait, tous les partis fonctionnent sur le principe de la sélection intérieure, qui place au sommet de l'édifice les meilleurs, les aristoi et établit une coupure radicale entre un petit groupe de dirigeants et l'ensemble des militants. On pourrait dès lors douter d'une conception qui ferait du parti le lieu de l'élaboration et de l'expression des opinions. Dès lors, le lien entre partis et démocratie débouche sur un problème: comment reconnaître l'appartenance de la structure partisane à la démocratie si la première déroge aux principes de la seconde? Car si le parti est le microcosme de la démocratie, il pose dans sa particularité, la question plus générale de la possibilité de la représentation. La démocratie n'est-elle pas somme toute un principe régulateur et conservateur qui tend à organiser des organisations figées fonctionnant sur un mode oligarchique de conservation du pouvoir? Derrière la démocratie se dissimulerait l'organisation inavouable d'un système oligarchique.

On pourrait sans doute contester cette thèse qui considère le parti d'une manière univoque alors que celui-ci peut s'entendre également comme le lieu où se réalise la médiation essentielle entre la société et le pouvoir et la fidélité de l'instance dirigeante du parti à sa base est sans doute moins importante que sa fidélité à la société toute entière. Enfin, il s'agit de distinguer, ce que R. Michels ne fait pas, démocratie partisane et démocratie politique. Certainement, la démocratie se lit à l'aune des organisations qui la font vivre, néanmoins faut-il penser pour autant qu'elle n'est manifestée que par les règles internes des partis? La démocratie n'est-elle pas plus globale, c'est-à-dire rendue visible dans le jeu des relations interpartisanes?

Mais si le parti génère une oppression des consciences individuelles, instituant une règle commune à laquelle nul ne saurait pleinement déroger, il manifeste un désengagement à la fois des chefs de parti et de la masse. Celle-ci s'en remet à ses dirigeants et, en lui accordant sa confiance, lui donne également son pouvoir. Le chef devient le simple porte-parole d'une immense machinerie. Les consciences des dirigeants se dissout.

Plus la fonction du parti est laissée indéfinie, moins sa responsabilité est engagée. Le parti entraînerait ainsi une déresponsabilisation de ceux qui font la politique dans la sphère démocratique. La responsabilité se dérobe derrière une situation politique dont ne saurait être l'origine une seule personne, derrière des situations sociales ou économiques qui excèdent semble-t-il les dimensions du parti.

Cette difficulté appelle une réflexion politique sur la question de la représentation et de la délégation des pouvoirs. C'est un problème classique de la philosophie politique. La raison n'engage-t-elle pas à choisir dans le processus de l'élection les plus compétents pour représenter le peuple ? L'élite n'est-elle pas nécessairement non pas une dérive de la démocratie, mais sa conséquence la plus immédiate ? En ce sens, la démocratie serait une aristocratie, au sens étymologique du terme. C'est-à-dire le régime des meilleurs, des aristoi. En France, l'ENA a été créée dans cette optique de fournir à la nation des spécialistes, des aristoi. A partir du moment où le rêve de la démocratie directe s'abolit, apparaît la noblesse d'Etat.

Il y a là une aporie (un régime, la démocratie, reposant sur un fondement, l'aristocratie, qu'elle récuse) qui doit être dépassée parce qu'elle est sous-jacente à une idéologie de la rationalité en politique qui entraîne la justification de l'irresponsabilité et l'implicite : l'immaturité du peuple à se gouverner lui-même. L'idée, derrière cela, c'est celle de la légitimité d'une classe, les élites, la noblesse, d'Etat. Le champ politique serait le champ réservé aux experts, qui gomme ainsi toute idéologie (socialisme, libéralisme, conservateur, nationaliste). Comme il n'y a plus de principe d'action structurant, sinon cette rationalité qui ne parle pas, il est devenu commode de légitimer l'impuissance. Les prémisses théoriques de la réforme sont donc la lutte contre cette idéologie technocratique.

Autrement dit, l'affirmation du parti dans la sphère du politique se doublerait, selon cette hypothèse, d'une négation des trois fondements de la démocratie : la compétence du citoyen, la légitimité du représentant, c'est-à-dire sa représentativité, et enfin la possibilité de la pluralité, c'est-à-dire la conciliation du particulier et du collectif, de l'individu et de son agrégation avec un groupe.

C'est pourtant la situation charnière des partis politiques, à la fois exogènes et endogènes au pouvoir, à la fois hors du peuple et émanation du peuple, à la fois dans le champ du privé et dans celui du public, qui constitue la dialectique intime d'organisations au service de la démocratie. Le parti doit moins se concevoir dans son hétérogénéité apparente aux principes démocratiques, principes de fonctionnement mais aussi principes entendus au sens d'idéal de gouvernement de la masse par la masse, que comme une instance de médiation capable d'organiser une société caractérisée par les dissensions.

La difficulté essentielle pour un parti politique tient à sa position d'entre-deux, d'intermédiaire entre le politique et le social, de porte et de pont entre l'individuel et le collectif. Le parti politique réalise, dans le projet démocratique de gouvernement du peuple par le peuple, le passage du privé au public. En effet, si le parti politique entreprend de revendiquer les intérêts de la société et de conquérir le pouvoir, il est aussi, dans un domaine qui aurait plus à voir au privé qu'au public, le lieu d'agrégation d'individus aux mêmes idéaux et aux mêmes principes C'est d'ailleurs dans les partis les plus extrêmes, notamment de gauche, qu'une porosité s'établit: il n'est pas exclu que le parti puisse s'immiscer dans la vie privée; pour gouverner les esprits, on gouverne aussi les corps.

Il y a ici un parallèle à faire entre l'opinion et le parti : de même que celle-là n'a pas en elle-même d'autorité, de même le parti ne peut détenir une autorité qui serait celle de l'Etat. Loin d'être une institution publique, il est, comme la plupart des législations nationales le désignent, une simple association d'ordre privé. Si les Grecs établissaient une claire séparation entre le domaine privé et le domaine public, la modernité a progressivement dissous cette distinction, en confondant toujours davantage la société et l'Etat. Le parti précisément cristallise cette situation d'entre-deux : la démocratie lui est à la fois extérieure et intérieure, comme la pratique politique, qui est à mi-chemin du privé et du public. En ce sens, le parti s'oppose à la démocratie parlementaire, en ce qu'il réduit la distance des citoyens au pouvoir. Ceux-ci se trouvent rapprochés de lui par l'intermédiaire. Ils peuvent prendre part idéalement aux décisions prises. Il est le reflet de la société dont il essaie de capter les certains traits qu'il tente de rendre à l'identique. Mais en même temps il est une réalité toute entière tournée vers l'Etat et le pouvoir. C'est son ambivalence et le symptôme de la démocratie qui peine à articuler le politique et le social. Les partis sont traversés par cette ambivalence qui fait la position difficile de la démocratie et sa chance de faire intervenir tous ses membres.

Sans doute les partis doivent-ils désormais s'entendre comme le lieu d'articulation de la société civile et la société politique. Les partis assument le rôle de nœud entre l'activité civile et la représentation de l'opinion. Ils rendent effective la séparation du civil et du politique en même temps qu'ils permettent leur rencontre pour que surgisse le pouvoir dans la cité et sa légitimité. En même temps, ne peut-on penser que les partis jouent le rôle pédagogique ou, au sens étymologique, démagogique de formation et d'apprentissage du citoyen. Il fonctionne comme la métonymie du régime dans lequel il s'intègre. S'il manifeste les traits particuliers de la démocratie, il compose également avec ses défauts, ses tendances et ses dérives. Sa dimension ambivalente, à mi-chemin entre la sphère privée de l'association et le domaine public du pouvoir et de son exercice, en fait la matrice de la possibilité démocratique. Il est une invitation, une participation à l'action publique.

On remarque donc que le système partisan ne se conçoit pas nécessairement par opposition au système démocratique. La démocratie ne se juge pas tant à l'aune des principes internes des acteurs qui la font vivre que dans les relations externes qui unissent ces acteurs. Comme dans le modèle économique, le jeu démocratique fonctionne sur le principe de l'offre et de la demande sur un marché qui assure l'ajustement nécessaire : ce sont les candidats et les programmes des partis qui représentent l'offre. De l'autre côté, les aspirations des électeurs et les ajustements par le scrutin représentent la demande. On pourrait critiquer cette approche en ce qu'elle réduit la vie politique à sa dimension instrumental et l'élection à une simple procédure. Pourtant, elle montre bien que le système partisan, comme la structure du marché, assure un processus, bien plutôt qu'il ne réalise un idéal. Le parti est un organe de la démocratie, c'est-à-dire au sens étymologique, un outil qui crée la possibilité d'une transformation du réel, d'une praxis.

Les rapports qui se nouent entre les partis politiques et la démocratie prennent de multiples formes, à la fois d'homologie et d'hétéronomie : d'une part, les partis sont les reflets spéculaires du régime démocratique dont ils reproduisent, dans leur microcosme, les processus et les faiblesses; d'autre part, les partis apparaissent comme des obstacles, en maintenant au cœur du système démocratique des rémanences exogènes telles que l'oligarchie, l'aristocratie et la primauté du tout sur la partie.
Cette double nature doit être conservée puisqu'elle témoigne de la nature ambivalente essentielle des partis: entre l'individu et le peuple, entre la domination et le pouvoir, entre le privé et le public, entre la conformation et la contestation. C'est précisément cette situation d'entre-deux qui permet de saisir la situation particulière du parti dans la démocratie: il est dans la démocratie; il est aussi hors de son jeu pour autant qu'il la réforme.

Le système des partis permet d'ordonner des discours hétérogènes qui doivent nécessairement être domestiqués pour que se maintienne un espace démocratique. Domestiqués, c'est-à-dire annexés, intégrés constitutionnellement dans la construction démocratique pour ne pas mettre celle-ci en danger. Autrement dit, si leur fonctionnement interne peut stigmatiser les dérives de la démocratie, telle que la non-circulation du pouvoir qui revient toujours aux mains de quelques-uns (oligarchie), les meilleurs (aristocratie), et les plus anciens (gérontocratie?), les partis permettent de normaliser la violence idéologique et de l'intégrer dans l'espace de construction de la démocratie.

Nicolas Larnaudie

Des sciences positives au problème de la connaissance

Philosophie des sciences

Traditionnellement, science et philosophie vont de pair, à des titres et des degrés divers. Si nous regardons vers le lointain passé, nous voyons qu'à côté du Ménon et de la République, le Théétète s'intéresse à la science, à sa nature, et au problème général de la connaissance. Dans ce dialogue, à la question posée par Socrate en 145e : "Qu'est-ce que la Science (ou le Savoir)?", trois réponses sont successivement apportées, examinées (et finalement rejetées):
  1. la sicence est sensation (aisthèsis), en 151c;
  2. la science est croyance vraie (alèthes doxa), en 187b;
  3. la science est croyance vraie justifiée (méta logou), en 201c
On observera que le dialogue, parti d'un inventaire des discipline scientifiques constituées à l'époque de Platon, ce qu'on appelle parfois aujourd'hui "les positivités scientifiques", (géométrie, astronomie, théorie de l'harmonie, calcul, voir 145d), aboutit à des réponses formulées en termes de facultés cognitives, de validité et d'objectivité, ainsi que de justification. Ces questions caractérisent de manière générale la Philosophie des Sciences: naturellement, on peut mettre l'accent sur l'une plutôt que sur l'autre, et suivant l'importance accordée à chacune, on aura des styles différents de philosophie des Sciences.
On peut définir la Philosophie des Sciences comme l'ensemble des questions qui, partant de l'analyse des Sciences positives, explorent les notions liées au concept de Savoir. En cela, elle se distingue de l'histoire et de la sociologie des Sciences, comme de la psychologie cognitive, même si elle a vocation à utiliser les données de ces différentes disciplines.

Ernest Nagel dans The structure of Sience (1961), nous propose une classification des problèmes de la Philosophie des Sciences:
  1. Les problèmes touchant à la structure des théories scientifiques, selon qu'il s'agit des disciplines logico-mathématiques, ou des sciences "empiriques", (on dit aussi: "expérimentales", "inductives", ou encore "sciences du réel versus sciences formelle"). Par exemple, quels sont les rapports entre les hypothèses et les expérimentations? Quel est le statut des "lois de la Nature"?
  2. les problèmes touchant à la nature des concepts scientifiques (leur nature, leur existence ou non "en soi", leur définition, la manière dont nous les connaissons, les découvrons, ou les construisons, leurs relations avec la mesure dans les sciences physiques, leurs relations aux données observables, etc.)
  3. les problèmes de justification, de confirmation, ou d'évaluation de la croyance rationnelle, ou des degrés de certitude (en particulier la question del'induction par opposition à la déduction, de l'inférence probable, et de la valeur "inductive" dans les sciences empiriques).
En guise de conclusion, nous vous proposons quelques citations célèbres en la matière:
"...la plus difficile de toutes les tâches de la raison, celle de la connaissance de soi-même."E.Kant, Critique de la raison pure, Préface de la première édition (1781)
"La logique est l'étude des preuves. Les meilleurs preuves se rencontrant dans les sciences, il est naturel quele logicien se tienne près du savant et qu'il s'attache à ses raisonnement et à ses méthodes."J.Nicod, Le problème logique de l'induction, PUF, 1961.
"L'analyse de la connaissance a toujours été la question cruciale de la philosophie; et si, dans des domaines aussi fondamentaux que celui de l'espace ou du temps, elle est sujette à révision, les implications d'une telle activité critique mettent en jeu la totalité de la philosophie..."H.Heichenbach, Albert Einstein: Phiosopher-Scientist, (Schilpp ed., 1949)

Ethique à Nicomaque

«Il convient... de traiter de l'équité et de l'équitable, et de faire voir quels rapports il y a entre l'équité et la justice, entre ce qui est équitable et ce qui est juste. Car on trouve, en les considérant avec attention, que ce n'est pas tout à fait une seule et même chose, et qu'elles ne sont pas non plus de genres différents. Tantôt nous louons ce qui est équitable, et l'homme qui a cette qualité ; en sorte que pour louer les actions autres que justes nous employons le mot équitable au lieu de bon, donnant à entendre par "plus équitable" que la chose est meilleure. Tantôt, par contre, à ne consulter que la raison, si l'équitable est quelque chose qui s'écarte du juste, il semble étrange qu'on lui donne son approbation. Car, enfin, s'ils sont différents, ou le juste n'est pas bon, ou c'est l'équitable ; ou bien, si l'un et l'autre sont bons, ils ne sont qu'une même chose. Voilà donc à peu près ce qui fait naître l'embarras au sujet de l'équitable. Cependant ces affirmations sont toutes correctes d'un certain point de vue, et n'ont rien de contradictoire.
L'équitable, en effet, tout en étant supérieur à une certaine espèce de justice, est lui-même juste : ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Le juste et l'équitable sont donc une seule et même chose, et l'un et l'autre sont bons, mais l'équitable est le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, bien qu'il soit juste, n'est pas le juste conforme à la loi, mais il est plutôt un amendement du juste légal. Cela vient de ce que toute loi est universelle, et qu'il y a des cas sur lesquels il n'est pas possible de prononcer universellement avec une parfaite justesse. Et, par conséquent, dans les matières sur lesquelles il est nécessaire d'énoncer des dispositions générales, quoiqu'il ne soit pas possible de le faire avec une entière justesse, la loi embrasse ce qui arrive le plus fréquemment, sans se dissimuler l'erreur qui en résulte. La loi n'en est pas moins sans faute ; car l'erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose : c'est la matière des actions qui, par elle-même, est ainsi faite.
Lors donc que la loi énonce une règle générale, et qu'il survient des circonstances qui échappent au général, alors on a raison, là où le législateur a péché par omission ou par erreur en employant des expressions absolument générales, de remédier à cette omission en interprétant ce qu'il dirait lui-même, s'il était présent, et ce qu'il aurait prescrit dans sa loi, s'il avait eu connaissance du cas en question. Voilà pourquoi l'équitable est juste et supérieur à une certaine espèce de justice ; non pas supérieur à la justice absolue, mais à l'erreur que comporte celle qui se trompe parce qu'elle se prononce en termes absolus. Et telle est précisément la nature de l'équité : elle est un amendement de la loi, dans la mesure où sa généralité la rend insuffisante. Car ce qui fait que tout n'est pas compris dans la loi, c'est qu'il y a des cas particuliers pour lesquels il est impossible d'établir une loi : en sorte qu'il faut avoir recours au décret. Car, de ce qui est indéterminé la règle doit être elle-même indéterminée,... de même les décrets s'adaptent aux faits. On voit ainsi ce que c'est que l'équitable - que l'équitable est juste - et à quelle sorte de juste il est supérieur. On voit aussi par là ce que c'est que l'homme équitable : celui qui, dans ses déterminations et dans ses actions, est porté aux choses équitables, celui qui sait s'écarter de la stricte justice et de ses pires rigueurs, et qui a tendance à minimiser, quoiqu'il ait la loi de son côté - voilà l'homme équitable. Cette disposition, voilà l'équité : c'est une sorte de justice et non une disposition différente de la justice.»
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14, 1137a 31-1138a 3.

Baudrillard analyse le 11 septembre

Les attentats du 11 septembre 2001 ont mis fin à la «grève des événements», c’est l’événement absolu, la «mère» des événements, l’événement pur qui concentre en lui les événements qui n’ont jamais eu lieu. Tout le jeu de l'histoire et de la puissance en est bouleversé, mais aussi les conditions de l'analyse…
Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque abréaction à l'événement même et à la fascination qu'il exerce. La condamnation morale, l'union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c'est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous.
Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n'importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c'est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l'effacer.
A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable.
Pas besoin d'une pulsion de mort ou de destruction, ni même d'effet pervers. C'est très logiquement, et inexorablement, que la montée en puissance de la puissance exacerbe la volonté de la détruire. Et elle est complice de sa propre destruction…
… L'effondrement symbolique de tout un système s'est fait par une complicité imprévisible, comme si, en s'effondrant d'elles-mêmes, en se suicidant, les tours étaient entrées dans le jeu pour parachever l'événement.
Dans un sens, c'est le système entier qui, par sa fragilité interne, prête main-forte à l'action initiale. Plus le système se concentre mondialement, ne constituant à la limite qu'un seul réseau, plus il devient vulnérable en un seul point… Ce sont dix-huit kamikazes qui, grâce à l'arme absolue de la mort, multipliée par l'efficience technologique, déclenchent un processus catastrophique global.
Quand la situation est ainsi monopolisée par la puissance mondiale, quand on a affaire à cette formidable condensation de toutes les fonctions par la machinerie technocratique et la pensée unique, quelle autre voie y a-t-il qu'un transfert terroriste de situation ? C'est le système lui-même qui a créé les conditions objectives de cette rétorsion brutale. En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l'Autre à changer les règles du jeu. Et les nouvelles règles sont féroces, parce que l'enjeu est féroce. A un système dont l'excès de puissance même pose un défi insoluble, les terroristes répondent par un acte définitif dont l'échange lui aussi est impossible. Le terrorisme est l'acte qui restitue une singularité irréductible au cœur d'un système d'échange généralisé. Toutes les singularités (les espèces, les individus, les cultures) qui ont payé de leur mort l'installation d'une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent aujourd'hui par ce transfert terroriste de situation.
Terreur contre terreur – il n'y a plus d'idéologie derrière tout cela. On est désormais loin au-delà de l'idéologie et du politique…
...Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l'ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller... Il n'y a plus de ligne de démarcation qui permette de le cerner, il est au cœur même de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan mondial les exploités et les sous-développés au monde occidental rejoint secrètement la fracture interne au système dominant. ..
Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de religions, et cela dépasse de loin l'islam et l'Amérique, sur lesquels on tente de focaliser le conflit pour se donner l'illusion d'un affrontement visible et d'une solution de force. Il s'agit bien d'un antagonisme fondamental… on peut bien parler d'une guerre mondiale, non pas la troisième, mais la quatrième et la seule véritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la mondialisation elle-même. Les deux premières guerres mondiales répondaient à l'image classique de la guerre. La première a mis fin à la suprématie de l'Europe et de l'ère coloniale. La deuxième a mis fin au nazisme. La troisième, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une à l'autre, on est allé chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui celui-ci, virtuellement parvenu à son terme, se trouve aux prises avec les forces antagonistes partout diffuses au cœur même du mondial, dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les cellules, de toutes les singularités qui se révoltent sous forme d'anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu'il faut de temps en temps sauver l'idée de la guerre par des mises en scène spectaculaires, telles que celles du Golfe ou aujourd'hui celle d'Afghanistan. Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique...
Le terrorisme est immoral. L'événement du World Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même «immoral» et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d'interprétation, essayons d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de l'homme) correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l'un n'entraîne pas l'effacement de l'autre, bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d'où découlent toutes les formes manichéennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l'un à l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu'en renonçant à être le Bien, puisque, en s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entraîne par là même un retour de flamme d'une violence proportionnelle.
Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la tension et l'équilibre de l'univers moral – un peu comme dans la guerre froide le face-à-face des deux puissances assurait l'équilibre de la terreur. Donc pas de suprématie de l'un sur l'autre. Cette balance est rompue à partir du moment où il y a extrapolation totale du Bien (hégémonie du positif sur n'importe quelle forme de négativité, exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance – triomphe des valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de là, l'équilibre est rompu, et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se développant désormais d'une façon exponentielle.
Toutes proportions gardées, c'est un peu ce qui s'est produit dans l'ordre politique avec l'effacement du communisme et le triomphe mondial de la puissance libérale : c'est alors que surgit un ennemi fantomatique, perfusant sur toute la planète, filtrant de partout …L'islam n'est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymétrique. Et c'est cette asymétrie qui laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée. Aux prises avec elle-même, elle ne peut que s'enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le terrain du défi symbolique et de la mort, dont elle n'a plus aucune idée puisqu'elle l'a rayé de sa propre culture.
Jusqu'ici, cette puissance intégrante a largement réussi à absorber et à résorber toute crise, toute négativité, créant par là même une situation foncièrement désespérante (non seulement pour les damnés de la terre, mais pour les nantis et les privilégiés aussi, dans leur confort radical). L'événement fondamental, c'est que les terroristes ont cessé de se suicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de façon offensive et efficace, selon une intuition stratégique qui est tout simplement celle de l'immense fragilité de l'adversaire, celle d'un système arrivé à sa quasi-perfection, et du coup vulnérable à la moindre étincelle. Ils ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idéal est celui du zéro mort. Tout système à zéro mort est un système à somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui a déjà fait de sa mort une arme contre-offensive. "Qu'importe les bombardements américains ! Nos hommes ont autant envie de mourir que les Américains de vivre !" D'où l'inéquivalence des 7 000 morts infligés d'un seul coup à un système zéro mort.
Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l'irruption brutale de la mort en direct, en temps réel mais par l'irruption d'une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle – c'est-à-dire l'événement absolu et sans appel.
Tel est l'esprit du terrorisme.
Ne jamais attaquer le système en termes de rapports de forces. Ça, c'est l'imaginaire (révolutionnaire) qu'impose le système lui-même, qui ne survit que d'amener sans cesse ceux qui l'attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est pour toujours le sien. Mais déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu'à la mort il ne puisse être répondu que par une mort égale ou supérieure. Défier le système par un don auquel il ne peut pas répondre sinon par sa propre mort et son propre effondrement.
L'hypothèse terroriste, c'est que le système lui-même se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n'échappent eux-mêmes à l'obligation symbolique – et c'est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l'échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le système, celui du réel et de la puissance, se densifie, se tétanise, se ramasse sur lui-même et s'abîme dans sa propre surefficacité.
La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s'effondrer le système sous cet excès de réalité. Toute la dérision de la situation en même temps que la violence mobilisée du pouvoir se retournent contre lui, car les actes terroristes sont à la fois le miroir exorbitant de sa propre violence et le modèle d'une violence symbolique qui lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle de sa propre mort.
C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus.
Il faut se rendre à l'évidence qu'est né un terrorisme nouveau, une forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les règles du jeu pour mieux le perturber…
Comble de ruse, les terroristes ont même utilisé la banalité de la vie quotidienne américaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant et étudiant en famille, avant de se réveiller d'un jour à l'autre comme des bombes à retardement. La maîtrise sans faille de cette clandestinité est presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n'importe quel individu : n'importe quel être inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-là ont pu passer inaperçus, alors chacun de nous est un criminel inaperçu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est peut-être vrai. Cela correspond peut-être bien à une forme inconsciente de criminalité potentielle, masquée, et soigneusement refoulée, mais toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrètement au spectacle du Mal. Ainsi l'événement se ramifie jusque dans le détail – source d'un terrorisme mental plus subtil encore.
La différence radicale, c'est que les terroristes, tout en disposant des armes qui sont celles du système, disposent en plus d'une arme fatale : leur propre mort. S'ils se contentaient de combattre le système avec ses propres armes, ils seraient immédiatement éliminés. S'ils ne lui opposaient que leur propre mort, ils disparaîtraient tout aussi vite dans un sacrifice inutile…
Tout change dès lors qu'ils conjuguent tous les moyens modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci multiplie à l'infini le potentiel destructeur. C'est cette multiplication des facteurs (qui nous semblent à nous inconciliables) qui leur donne une telle supériorité. La stratégie du zéro mort, par contre, celle de la guerre "propre", technologique, passe précisément à côté de cette transfiguration de la puissance "réelle" par la puissance symbolique.
La réussite prodigieuse d'un tel attentat fait problème, et pour y comprendre quelque chose il faut s'arracher à notre optique occidentale pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tête des terroristes. Une telle efficacité supposerait chez nous un maximum de calcul, de rationalité, que nous avons du mal à imaginer chez les autres. Et même dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n'importe quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des bavures.
Donc le secret d'une telle réussite est ailleurs. La différence est qu'il ne s'agit pas, chez eux, d'un contrat de travail, mais d'un pacte et d'une obligation sacrificielle. Une telle obligation est à l'abri de toute défection et de toute corruption. Le miracle est de s'être adapté au réseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette complicité à la vie et à la mort. A l'inverse du contrat, le pacte ne lie pas des individus – même leur "suicide" n'est pas de l'héroïsme individuel, c'est un acte sacrificiel collectif scellé par une exigence idéale. Et c'est la conjugaison de deux dispositifs, celui d'une structure opérationnelle et d'un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d'une telle démesure.
Nous n'avons plus aucune idée de ce qu'est un calcul symbolique, comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, résultat maximal. Exactement ce qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de Manhattan, qui illustrerait assez bien la théorie du chaos : un choc initial provoquant des conséquences incalculables, alors que le déploiement gigantesque des Américains ("Tempête du désert") n'obtient que des effets dérisoires – l'ouragan finissant pour ainsi dire dans un battement d'ailes de papillon.
Le terrorisme suicidaire était un terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c'est cela qui nous fait particulièrement peur : c'est qu'ils sont devenus riches (ils en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes, selon notre système de valeurs, ils trichent : ce n'est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n'en ont cure, et les nouvelles règles du jeu ne nous appartiennent plus.
Tout est bon pour déconsidérer leurs actes. Ainsi les traiter de "suicidaires" et de "martyrs". Pour ajouter aussitôt que le martyre ne prouve rien, qu'il n'a rien à voir avec la vérité, qu'il est même (en citant Nietzsche) l'ennemi numéro un de la vérité. Certes, leur mort ne prouve rien, mais il n'y a rien à prouver dans un système où la vérité elle-même est insaisissable – ou bien est-ce nous qui prétendons la détenir ? D'autre part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire des victimes de l'attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque chose d'inconvenant et d'obscène à en faire un argument moral (cela ne préjuge en rien leur souffrance et leur mort).
Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes échangent leur mort contre une place au paradis. Leur acte n'est pas gratuit, donc il n'est pas authentique. Il ne serait gratuit que s'ils ne croyaient pas en Dieu, que si la mort était sans espoir, comme elle l'est pour nous (pourtant les martyrs chrétiens n'escomptaient rien d'autre que cette équivalence sublime). Donc, là encore, ils ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils ont droit au salut, dont nous ne pouvons même plus entretenir l'espoir. Ainsi faisons-nous le deuil de notre mort, alors qu'eux peuvent en faire un enjeu de très haute définition.
Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vérité, la récompense, la fin et les moyens, c'est une forme de calcul typiquement occidental. Même la mort, nous l'évaluons en taux d'intérêt, en termes de rapport qualité/prix. Calcul économique qui est un calcul de pauvres et qui n'ont même plus le courage d'y mettre le prix.
Que peut-il se passer – hors la guerre, qui n'est elle-même qu'un écran de protection conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre bactériologique, ou de terrorisme nucléaire. Mais rien de tout cela n'est de l'ordre du défi symbolique, mais bien de l'anéantissement sans phrase, sans gloire, sans risque, de l'ordre de la solution finale.
Or c'est un contresens de voir dans l'action terroriste une logique purement destructrice. Il me semble que leur propre mort est inséparable de leur action (c'est justement ce qui en fait un acte symbolique), et non pas du tout l'élimination impersonnelle de l'autre. Tout est dans le défi et dans le duel, c'est-à-dire encore dans une relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse. C'est elle qui vous a humiliés, c'est elle qui doit être humiliée. Et non pas simplement exterminée. Il faut lui faire perdre la face. Et cela on ne l'obtient jamais par la force pure et par la suppression de l'autre. Celui-ci doit être visé et meurtri en pleine adversité. En dehors du pacte qui lie les terroristes entre eux, il y a quelque chose d'un pacte duel avec l'adversaire. C'est donc exactement le contraire de la lâcheté dont on les accuse, et c'est exactement le contraire de ce que font par exemple les Américains dans la guerre du Golfe (et qu'ils sont en train de reprendre en Afghanistan) : cible invisible, liquidation opérationnelle.
De toutes ces péripéties nous gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder cette prégnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu'on le veuille ou non, notre scène primitive. Et les événements de New York auront, en même temps qu'ils ont radicalisé la situation mondiale, radicalisé le rapport de l'image à la réalité. Alors qu'on avait affaire à une profusion ininterrompue d'images banales et à un flot ininterrompu d'événements bidon, l'acte terroriste de New York ressuscite à la fois l'image et l'événement.
Entre autres armes du système qu'ils ont retournées contre lui, les terroristes ont exploité le temps réel des images, leur diffusion mondiale instantanée. Ils se la sont appropriée au même titre que la spéculation boursière, l'information électronique ou la circulation aérienne. Le rôle de l'image est hautement ambigu. Car en même temps qu'elle exalte l'événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l'infini, et en même temps comme diversion et neutralisation (ce fut déjà ainsi pour les événements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on parle du "danger" des médias. L'image consomme l'événement, au sens où elle l'absorbe et le donne à consommer. Certes elle lui donne un impact inédit jusqu'ici, mais en tant qu'événement-image.
Qu'en est-il alors de l'événement réel, si partout l'image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? Dans le cas présent, on a cru voir (avec un certain soulagement peut-être) une résurgence du réel et de la violence du réel dans un univers prétendument virtuel. "Finies toutes vos histoires de virtuel – ça, c'est du réel !" De même, on a pu y voir une résurrection de l'histoire au-delà de sa fin annoncée. Mais la réalité dépasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c'est qu'elle en a absorbé l'énergie, et qu'elle est elle-même devenue fiction. On pourrait presque dire que la réalité est jalouse de la fiction, que le réel est jaloux de l'image... C'est une sorte de duel entre eux, à qui sera le plus inimaginable.
L'effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais cela ne suffit pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit pas à ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe, et c'est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables, et la fascination de l'attentat est d'abord celle de l'image (les conséquences à la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mêmes largement imaginaires).
Dans ce cas donc, le réel s'ajoute à l'image comme une prime de terreur, comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus c'est réel. Plutôt que la violence du réel soit là d'abord, et que s'y ajoute le frisson de l'image, l'image est là d'abord, et il s'y ajoute le frisson du réel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dépassant la fiction. Ballard (après Borges) parlait ainsi de réinventer le réel comme l'ultime, et la plus redoutable fiction.
Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas "réelle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXe siècle : la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l'image, et la lumière noire du terrorisme.
On cherche après coup à lui imposer n'importe quel sens, à lui trouver n'importe quelle interprétation. Mais il n'y en a pas, et c'est la radicalité du spectacle, la brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale (même si elle déclenche une réaction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste – extraordinaire en ceci qu'il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C'est en même temps le micro-modèle fulgurant d'un noyau de violence réelle avec chambre d'écho maximale – donc la forme la plus pure du spectaculaire – et un modèle sacrificiel qui oppose à l'ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure du défi.
N'importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s'interpréter comme violence historique – tel est l'axiome moral de la bonne violence. N'importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n'était pas relayée par les médias ("Le terrorisme ne serait rien sans les médias"). Mais tout cela est illusoire. Il n'y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l'événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens.
L'acte répressif parcourt la même spirale imprévisible que l'acte terroriste, nul ne sait où il va s'arrêter, et les retournements qui vont s'ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction possible entre le « crime » et la répression. Et c'est ce déchaînement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l'événement – non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l'ensemble du système, et dans la récession morale et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l'idéologie de liberté, de libre circulation, etc., qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.
Au point que l'idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s'effacer des mœurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d'une mondialisation policière, d'un contrôle total, d'une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions équivalant à celle d'une société fondamentaliste.
Fléchissement de la production, de la consommation, de la spéculation, de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se passe comme si le système mondial opérait un repli stratégique, une révision déchirante de ses valeurs – en réaction défensive semble-t-il à l'impact du terrorisme, mais répondant au fond à ses injonctions secrètes – régulation forcée issue du désordre absolu, mais qu'il s'impose à lui-même, intériorisant en quelque sorte sa propre défaite.
Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres formes de violence et de déstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur : terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax et de la rumeur, tout est imputé à Ben Laden. Il pourrait même revendiquer à son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes de désorganisation et de circulation perverses lui profitent. La structure même de l'échange mondial généralisé joue en faveur de l'échange impossible. C'est comme une écriture automatique du terrorisme, réalimentée par le terrorisme involontaire de l'information. Avec toutes les conséquences paniques qui en résultent: si, dans toute cette histoire d'anthrax, l'intoxication joue d'elle-même par cristallisation instantanée, comme une solution chimique au simple contact d'une molécule, c'est que tout le système a atteint une masse critique qui le rend vulnérable à n'importe quelle agression.
Il n'y a pas de solution à cette situation extrême, surtout pas la guerre, qui n'offre qu'une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires, d'information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d'intoxication. Bref, comme la guerre du Golfe, un non-événement, un événement qui n'a pas vraiment lieu.
C'est d'ailleurs là sa raison d'être : substituer à un véritable et formidable événement, unique et imprévisible, un pseudo-événement répétitif et déjà vu. L'attentat terroriste correspondait à une précession de l'événement sur tous les modèles d'interprétation, alors que cette guerre bêtement militaire et technologique correspond à l'inverse à une précession du modèle sur l'événement, donc à un enjeu factice et à un non-lieu. La guerre comme prolongement de l'absence de politique par d'autres moyens.
Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme, in Le Monde du 02/11/2001


Notes :
- L’expression «grève des événements « est de l’écrivain argentin Macedonio Fernandez
- Pour ceux qui veulent découvrir Jean Baudrillard et la bibliographie de son oeuvre, on vous propose le site Wikipedia:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Baudrillard

Jean Piaget : L'intelligence comme capacité d'adaptation

Son père, historien, lui transmet l'amour des connaissances ; sa mère, protestante, la foi. Passionné de biologie dès son enfance, Jean Piaget (1896-1980), dans l'ambiance darwinienne du début du xxème siècle, estime que le hasard ne peut expliquer à lui seul l'évolution des organismes. Lecteur de Pascal, de Kant, de Bergson et de son « élan vital », J. Piaget veut comprendre les conditions d'évolution des êtres vivants et particulièrement, les progrès humains : en quoi consiste l'intelligence et comment se constituent les connaissances ? Son interrogation, d'abord d'ordre philosophique, le conduit à étudier le développement de la pensée chez l'enfant, ce qui en fera l'un des plus grands psychologues du xxème siècle.
La grande nouveauté introduite par J. Piaget dans le champ de la psychologie est que les connaissances ne s'acquièrent pas par un processus cumulatif. L'individu les construit par ses propres actions : le développement de l'intelligence est le fruit d'un processus d'adaptation, dans lequel interagissent l'inné (les structures mentales) et l'acquis (la prise en compte du monde extérieur). J. Piaget invente ainsi un nouveau cadre théorique de référence pour la psychologie : le constructivisme.
Ses travaux sur les enfants, et en particulier les siens, l'amènent alors à découper le développement intellectuel en stades (stade des activité motrices, des opérations concrètes puis des opérations formelles), qui définissent les différentes étapes d'évolution vers la pensée abstraite de l'adulte. Mais cette description des stades a été complètement déconstruite par les recherches récentes en psychologie, faisant dire à certains que J. Piaget s'était entièrement trompé.
La plupart des psychologues actuels reconnaissent pourtant la fécondité des recherches de J. Piaget et de ses disciples, qui ont stimulé la psychologie du développement, tandis que le constructivisme ouvrait la voie à la psychologie cognitive. Reconnu en France dès les années 30, il faudra attendre les années 80 pour que la psychologie américaine (longtemps dominée par le courant behavioriste) lui ouvre ses portes, avec l'aide en particulier de Jerome Bruner.
Martine Fournier

Le débat Piaget/Chomsky

En 1975, une rencontre historique opposa Jean Piaget et Noam Chomsky. Le psychologue et le linguiste confrontèrent leurs théories de l'acquisition du langage chez l'enfant.

Le cadre : octobre 1975, à Royaumont (Val-d'Oise), dans une magnifique abbaye cistercienne transformée en centre culturel, le Centre Royaumont pour une science de l'homme.

Les acteurs : Jean Piaget, le célèbre psychologue genevois, âgé de 79 ans. Longs cheveux blancs, sourire courtois, esprit vif et culture encyclopédique, il est l'une des grandes figures de la psychologie. Son contradicteur est Noam Chomsky, 47 ans, linguiste américain venu de Cambridge. Sa théorie de la grammaire générative a révolutionné la linguistique. Une pléiade de chercheurs - psychologues, linguistes, philosophes, neurologues... - participent au débat.

L'enjeu : confronter deux conceptions opposées de la genèse de la pensée et du langage, l'innéisme de Chomsky et le constructivisme de Piaget. Selon Chomsky, il existe des compétences mentales innées, inscrites dans le cerveau de l'homme, qui expliquent notamment ses capacités linguistiques universelles. Piaget soutient que les capacités cognitives de l'humain ne sont ni totalement innées, ni totalement acquises. Elles résultent d'une construction progressive où l'expérience et la maturation interne se combinent.


Premiers échanges

Comme l'ont proposé les organisateurs, le débat est préparé par un premier échange écrit. Piaget ouvre la discussion par un texte en sept points, qui résume sa théorie. La pensée ne fonctionne pas par un simple enregistrement des données (comme le supposent les empiristes) : pour saisir le réel, il lui faut des cadres mentaux. Mais ces cadres mentaux ne sont pas innés. La pensée se construit par étapes : de l'intelligence sensori-motrice, où l'action joue un grand rôle, au stade des opérations formelles, qui survient à l'adolescence.

Chomsky accepte d'emblée le cadre du débat. Il existe trois conceptions de la connaissance : l'empirisme, l'innéisme et le constructivisme. Piaget se définit lui-même comme constructiviste. Dans sa réponse, Chomsky se range sans équivoque dans la deuxième catégorie : «Jean Piaget qualifie très justement mes conceptions comme étant (...) une forme d'innéisme.» Et il ajoute aussitôt : «Précisément, l'étude du langage humain m'a amené à considérer qu'une capacité de langage génétiquement déterminée, est une composante de l'esprit humain…»

A son tour, Chomsky expose ses conceptions. Pour accéder à une grammaire précise (chinoise ou anglaise), l'enfant déploie une compétence particulière : découvrir les relations entre les mots, et groupes de mots, formant des phrases grammaticalement correctes. Tous les enfants du monde comprennent vite quelles sont les relations qui unissent le sujet (le chien) et son prédicat (aboie) ou les liens qui relient entre elles les grandes fonctions de la phrase : syntagme verbal et syntagme nominal.

Le but de la grammaire générative est de dévoiler ces règles profondes qui gouvernent la langue, ce noyau fixe, fondé sur des propriétés logiques, que l'enfant doit maîtriser pour pouvoir comprendre et produire des phrases. La rapidité avec laquelle il découvre ses propriétés, entre 2 et 5 ans, l'universalité de cette découverte (tous les enfants acquièrent le langage) suggèrent qu'il s'agit là d'une capacité innée, auquel l'humain est prédisposé. Les positions des deux auteurs sont donc clairement opposées. C'est à Piaget qu'il revient d'ouvrir le débat oral :

«Je suis d'accord sur le principal apport de Chomsky à la psychologie, le langage est un produit de l'intelligence ou de la raison et non pas d'un apprentissage au sens béhavioriste du terme. Je suis ensuite d'accord avec lui sur le fait que cette origine rationnelle du langage suppose l'existence d'un noyau fixe nécessaire à l'élaboration de toutes les langues (...). Je pense qu'il y a accord sur l'essentiel, et je ne vois aucun conflit important entre la linguistique de Chomsky et ma propre psychologie.»

D'entrée, Piaget fait une énorme concession théorique. Il admet que le langage repose sur une capacité logique à former des phrases grammaticalement correctes. Le débat doit donc porter sur l'innéité ou non de ce noyau fixe, cette capacité logique à produire le langage. Et il argumente : ce n'est pas parce qu'un comportement est universel et solidement enraciné qu'il est transmis héréditairement. Il se pourrait que certaines structures cérébrales et fonctions psychiques associées se stabilisent par une autorégulation, née de l'interaction entre le patrimoine génétique de l'espèce et l'expérience. L'hypothèse laisse sceptique François Jacob, prix Nobel de biologie, qui voit dans les thèses de Piaget un relent de lamarckisme.

Chomsky refuse de s'engager sur un tel terrain. Savoir si le noyau fixe est inné ou non, résulte ou non d'une mystérieuse autorégulation, ne constitue, selon lui, qu'un problème secondaire. La question est de savoir si ce noyau fixe existe, s'il est spécifique et s'il précède tout apprentissage. Les jeux semblent faits, car Piaget l'a admis un peu plus tôt...

Les échanges vont se poursuivre en gravitant autour de plusieurs questions : Peut-on prouver qu'une structure est innée ? Qu'une aptitude intellectuelle est déjà contenue en germe dans les stades initiaux ? Existe-t-il des mécanismes généraux du développement intellectuels ? A la question « peut-on vraiment prouver qu'une structure mentale est innée ? », Chomsky répond qu'il ne prétend pas vouloir démontrer l'innéité du langage. On ne peut pas « prouver », dit-il, que l'araignée tisse sa toile par instinct. Mais il est possible d'apporter des arguments convaincants qui « rendent plausible cette thèse ».

Pour lui, l'évolution du langage est comparable à celle de la vision. Il existe dans le cerveau des centres spécialisés qui concernent la vision des couleurs, des formes, du mouvement. Ces aptitudes à distinguer se développent par maturation progressive dans les premières semaines de la vie. Si on apprend bien à identifier tel ou tel objet, les dispositifs mentaux qui permettent de voir sont, eux, innés et hautement spécialisés. Chomsky se réfère alors aux travaux de David Hubel et Torsten Wiesel - deux biologistes dont les recherches commencent à faire grand bruit dans la communauté scientifique[Ils obtiendront en 1981 le prix Nobel de médecine pour leur découverte.] Il en irait de même pour le langage. On apprend, certes, selon les cultures, des règles de grammaire et des lexiques de mots particuliers. Mais tout cela se fait à partir d'une capacité innée à organiser ces éléments entre eux.


Un test décisif

Piaget oppose alors à cette hypothèse un modèle concurrent. Si le langage apparaît vers 2 ans, ce n'est par seulement par une sorte de maturation interne. Son apparition a été préparée par plusieurs étapes de son développement intellectuel. L'accès au langage est conditionné par l'intelligence sensori-motrice. Elle se déploie au cours des deux premières années de la vie. Le tâtonnement physique expérimental permet à l'enfant de découvrir les objets, puis leurs relations, pour enfin accéder à une faculté d'abstraction dont le langage est une des expressions. La maîtrise de la langue est donc l'expression d'une intelligence générale, qui se développe par stades. On ne peut aborder les catégories abstraites que si on a d'abord le concret. La logique qui sous-tend les capacités d'organisation du langage se déploie par phases, du simple au général, du concret à l'abstrait.

Le biologiste Jacques Monod intervient alors. Bien que non spécialiste du sujet, le prix Nobel et président du Centre Royaumont s'intéresse de près à cette rencontre. Il suggère un test qui permettrait de trancher le débat. «Si le développement du langage chez l'enfant est étroitement associé à l'expérience sensori-motrice, on peut supposer qu'un enfant né quadriplégique aurait les plus grandes difficultés à développer son langage.» A-t-on étudié, demande-t-il, des cas semblables? Bärbel Inhelder, proche collaboratrice de Piaget, psychologue à l'université de Genève, répond par la négative. Elle précise cependant que l'intelligence sensori-motrice pourrait passer de toute façon uniquement par des expériences acoustiques ou visuelles.

Jerry Fodor, un philosophe américain tenant des thèses de Chomsky, s'engouffre aussitôt dans la faille. «S'il suffit, pour que l'intelligence sensori-motrice entre en jeu, qu'il y ait à la limite un mouvement des yeux, (...) cela rend triviale la doctrine de l'intelligence sensori-motrice.»


Une théorie générale de l'apprentissage est-elle possible ?

J. Fodor présente alors sa propre contribution. Jeune philosophe, collègue de Chomsky au MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge, il vient de publier Le Langage de la pensée, un ouvrage dans lequel il défend une conception computationniste de l'esprit humain. Selon lui, la pensée repose sur un ensemble de règles logiques, une sorte d'algèbre mental qui gouverne la plupart des fonctions mentales : l'intelligence, la perception et le langage. Il y développe notamment une thèse provocante qui « va à l'encontre de la pensée dominante des trois cents dernières années ». Il soutient tout simplement que l'apprentissage des catégories n'existe pas. Certes, on apprend les mathématiques, mais la logique qui les sous-tend est préalable. De la même façon, la capacité linguistique de construire des phrases est antérieure à l'apprentissage de telle ou telle langue.

Il faudrait alors admettre, rétorque Piaget, que l'on n'apprend pas les mathématiques. Les notions d'infini, les nombres négatifs, etc., seraient déjà présents chez l'enfant dès 5 ans, voire 2 ans, et même pourquoi pas chez l'animal ? Or, il est évident que ce sont des inventions récentes de l'humanité, liées à l'histoire des mathématiques.

Des inventions récentes certes, réplique J. Fodor, mais qui ne font pas appel à des capacités logiques nouvelles. La logique humaine existait avant qu'Aristote en formule les principes généraux. Il n'a fait que théoriser des règles accessibles à tous les humains. Descartes a raison d'affirmer que la raison est «la chose au monde la mieux partagée». L'enfant n'apprend pas à raisonner, il ne fait que mobiliser une capacité propre à l'espèce.

Le débat prend donc une nouvelle direction : l'intelligence, la raison, le langage sont-ils une capacité spécifique aux humains? On se tourne alors vers David Premack, qui étudie le langage et la pensée animale à l'université de Pennsylvanie, menant depuis plusieurs années des expériences avec Sarah, une femelle chimpanzé à qui il enseigne la langue des signes.

D. Premack répond en plusieurs points. Tout d'abord, il s'oppose à ceux qui affirment que le langage est le produit de la société et de la communication sociale. Beaucoup d'espèces animales vivent en société. Mais le langage, lui, est une spécificité humaine. Est-il alors lié à l'intelligence générale? Fort de son expérience, il soutient que les grands singes sont intelligents : ils sont capables d'abstraction, de résolution de problème... Mais leur capacité à utiliser un langage est très limitée. Le langage serait donc une capacité spécifique, non directement liée à l'intelligence générale.

Par ailleurs, D. Premack se montre très septique devant l'existence d'une fonction symbolique. Pour lui, il existe des fonctions différenciées : la capacité de représentation, de raisonnement, de catégorisation, qu'il faut étudier une par une plutôt que de généraliser par une fonction générale. Le langage est donc modulaire, non lié à l'intelligence générale, ni à la société en général. Les arguments vont plutôt dans le sens des thèses de Chomsky, même si D. Premack refuse de s'aligner dans le camp innéiste.


Tentatives de compromis et... rebondissements

A ce stade, les protagonistes se répartissent alors en plusieurs camps. Il y a ceux, comme J. Monod ou F. Jacob, qui se tiennent sur une prudente réserve. Certains, comme Seymourt Papert ou D. Premack, voudraient engager le débat sur d'autres pistes.

Les tenants de Chomsky campent fermement sur leur position. L'intéressé lui-même refuse de s'engager dans des débats trop spéculatifs et généraux qu'il juge stériles. Il voudrait que l'on s'en tienne à des hypothèses précises sur des questions limitées et réfutables, et au premier chef, sa théorie grammaticale. Sur ce point, il est en position de force, car bien peu de spécialistes présents maîtrisent vraiment la théorie linguistique et peuvent en débattre. Seul Hillary Putnam, un philosophe américain, viendra contester directement et précisément ses thèses[En fait, ce débat a eu lieu, après Royaumont, par échange de textes.] Son argument central : l'enfant ne peut organiser les phrases sans la sémantique. S'il peut découvrir les règles de la grammaire, c'est parce qu'il a accès au sens des mots (alors que Chomsky affirme que sémantique et grammaire sont indépendantes). Toute la construction de Chomsky, est, selon lui, fausse à la racine.

D'autres participants aux débats recherchent la synthèse. C'est le cas de Stephen Toulmin, Guy Cérellier, Jacques Melher... qui vont tour à tour présenter des tentatives de compromis. Jean-Pierre Changeux propose par exemple une théorie neurologique qui emprunte à la fois à l'innéisme et au constructivisme. Piaget remercie vivement J.-P. Changeux de cette tentative de compromis. «Pour ma part, j'ai tenté dans ce symposium de trouver un tel compromis en admettant l'hérédité de fonctionnement des constructions elles-mêmes.»

L'heure est venue de clore les discussions. Globalement, chacun est resté sur ses positions, même si Piaget et ses partisans ont sans cesse recherché un compromis que Chomsky et J. Fodor ont refusé fermement. En fait, comme le signale Massimo Piattelli-Palmarini, un des organisateurs du débat, l'entente était difficile, car le débat mettait aux prises « deux programmes de recherche différents»[ M. Piattelli-Palmarini, Théorie du langage et Théorie de l'apprentissage, le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky, Points Seuil, 1979.] Avec le recul, cette confrontation apparaît néanmoins comme un moment charnière. Les conceptions concernant le langage et la pensée basculent.

Avant 1975, les théories nativistes sont ultraminoritaires. L'optique dominante est que l'homme est un être de culture, entièrement façonné par la société, l'expérience, l'apprentissage. Or, ni Piaget ni Chomsky ne partagent cette vision. Dans les années suivantes, l'optique cognitiviste - qui conçoit l'esprit humain comme une sorte de programme interne de traitement de l'information guidé par une logique interne - va s'imposer. Les découvertes sur les capacités précoces des nourrissons mettront par ailleurs à mal les thèses de Piaget.

Aujourd'hui, le débat est loin d'être vraiment tranché. Il reste que Royaumont fut pour tous les protagonistes, une date clé dans l'évolution de leurs conceptions. Ce fut aussi un modèle de dialogue scientifique, loyal et rigoureux, comme il en existe trop rarement dans l'histoire des sciences humaines.

Deux acteurs pour une confrontation

Jean Piaget (1896-1980) et le constructivisme
L'oeuvre imposante de Jean Piaget est tout entière consacrée à un thème : la genèse de la pensée. Sa vision de l'intelligence humaine est d'inspiration biologique et évolutionniste. La pensée est une forme d'adaptation de l'organisme au milieu. Elle se développe par stades successifs. Piaget fut l'un des premiers psychologues à observer le développement de l'intelligence de l'enfant. Son premier livre, Le Langage et la Pensée chez l'enfant (1923), marque le début d'une longue série d'études où Piaget va explorer toutes les facettes de l'intelligence (le nombre, l'espace, l'objet, la logique...) et leur développement.


Noam Chomsky et la grammaire générative

Né à Philadelphie en 1928 de parents émigrés russes, Noam Chomsky a fait des études de linguistique à Harvard, et c'est à quelques pas de là, au MIT, qu'il fera toute sa carrière. Il mène à la fois une double activité de linguiste et d'intellectuel engagé aux positions anti-impérialistes et anticapitalistes très radicales. La «grammaire générative» postule l'existence d'une grammaire universelle qui est au fondement de toutes les langues du monde. Le programme scientifique de Chomsky consiste à découvrir ces structures grammaticales (ou «syntaxiques») profondes qui gouvernent la production de tous les discours particuliers. La capacité à produire des phrases grammaticalement correctes résulterait d'une capacité mentale (ou «compétence») innée.

J.-F. Dortier

Psychologie de l'enfant. Intelligence, pulsions et affectivité

En 1955, Jean Piaget (1896-1980), psychologue suisse, fonde à Genève le Centre international d'épistémologie génétique. Nulle référence, donc, à l'enfant dans cet intitulé. Ce qui peut étonner, quand on sait que cet homme doit sa célébrité à une théorie du développement de l'intelligence de l'enfant.

Mais J. Piaget reste en fait tout à fait fidèle à son projet initial : pour lui, la psychologie de l'enfant est le terrain expérimental d'une épistémologie scientifique historico-critique. Autrement dit, au travers de l'acquisition des connaissances de l'enfant, J. Piaget veut comprendre le développement de la pensée humaine au cours de l'évolution. De plus, l'enfant est observé non pas en tant que personne individuelle, mais en tant que « sujet épistémique », c'est-à-dire représentant de l'universalité de l'intelligence humaine.

A cette époque, J. Piaget se trouve au sommet de sa carrière. Il occupe, de 1952 à 1963, la chaire de psychologie de l'enfant à la Sorbonne et a déjà publié un très grand nombre d'ouvrages (La Naissance de l'intelligence chez l'enfant, 1936, La Construction du réel chez l'enfant, 1937, La Genèse du nombre chez l'enfant, 1941, La Formation du symbole chez l'enfant, 1945, etc.). Sa méthode d'observation est utilisée par tous ses collègues. Elle est dite méthode clinique, et tient à la fois de l'entretien clinique et de la psychologie expérimentale.


Une succession de stades

La théorie du développement de J. Piaget est mondialement connue. Elle conçoit l'évolution de la pensée de l'enfant comme une succession de stades avec leur structure logique propre. Jusqu'à 2 ans, le bébé interprète le monde qui l'entoure sur la base de ses sens et de ses actions. Ce stade est dit «sensori-moteur». Il apprend certaines règles sur le fonctionnement du monde physique et sur sa capacité à agir dessus. Par contre, à partir de 2 ans, l'enfant commence à être capable de se représenter un objet qui est absent. L'intelligence du jeune enfant devient donc «représentative». Il est notamment capable d'imitation différée, ou de «jeu symbolique» (comme lorsque la petite fille joue à la maman), de dessiner et de parler.

L'enfant de 2 ans se sert alors des schèmes d'action qu'il a appris au stade sensori-moteur, mais se met à les intérioriser et à les combiner mentalement. C'est le début d'un nouveau stade de développement : celui de la préparation et de la mise en place des opérations concrètes (de 2 ans à environ 12 ans) où l'enfant va progressivement construire et appliquer les concepts fondamentaux de la pensée, comme par exemple les nombres. De 12 à 14-16 ans se mettra alors en place le stade des opérations formelles, permettant à l'adolescent d'accéder à l'abstraction.


Anna Freud et Mélanie Klein

Parallèlement aux travaux de J. Piaget, commencés dès les années 20, un autre champ de la psychologie contribuera, avant la Seconde Guerre mondiale, aux théories du développement : la psychanalyse, qui s'intéresse au développement affectif de l'enfant. Par l'étude de la sexualité de l'enfant, Sigmund Freud veut comprendre les conduites pathologiques et normales de l'adulte. Il n'est donc pas à proprement parler un psychologue de l'enfant. Mais c'est à partir de ses travaux que la psychanalyse de l'enfant va se développer.

Les premières psychanalystes de l'enfant sont Anna Freud (1895-1980) et Mélanie Klein (1882-1960). A. Freud, en restant fidèle à l'oeuvre paternelle, va tenter d'adapter la psychanalyse, en rendant la cure plus pédagogique. M. Klein, de son côté, va mettre au point des techniques de jeux afin de faire apparaître les fantasmes enfantins. Cela sera d'ailleurs source de controverses entre les deux femmes. Après la guerre, d'autres psychanalystes, comme René A. Spitz (1887-1974), et plus tard Donald Winnicott (1896-1971) vont contribuer à développer la psychanalyse de l'enfant en tant que discipline en soi.

Alors que Piaget et Freud privilégient certains aspects du développement, d'autres l'envisagent dans sa totalité. Ainsi, aux Etats-Unis, Arnold Gesell (1880-1961) construit un inventaire du développement, de 4 mois à 5 ans, à partir d'observations filmées. S'il admet l'importance de l'environnement, notamment social, il insiste sur l'importance de la maturation biologique, qu'il ne faut surtout pas contrer. Il préconisera une pédagogie «démocratique» qui respecte le rythme évolutif de l'enfant et ses besoins individuels.

En France, dans les années 40, Henri Wallon (1879-1962) décrira le développement de l'affectivité et de l'intelligence de l'enfant, tout en l'inscrivant dans son environnement social. Inspiré par l'évolutionnisme de Darwin et par la philosophie marxiste, H. Wallon donne un rôle primordial au milieu comme contrainte de développement. Chez l'être humain, c'est le tissu social qui construit la personne. Au-delà de ses activités scientifiques, H. Wallon est aussi un homme d'action. Député de Paris de 1945 à 1956, il préside la Commission de réforme de l'enseignement, qui produira le fameux plan Langevin-Wallon. Le psychologue y voit l'occasion d'appliquer les progrès de la psychologie à l'éducation.


La toute-puissance de la mère

Juste après la guerre, une découverte du psychanalyste américain René Spitz va modifier considérablement la perception du tout-petit. Elle deviendra publique en 1951, lorsque John Bowlby publie un rapport de synthèse pour l'OMS (Organisation mondiale de la santé) sur la carence de soins maternels.

En observant, pendant la Seconde Guerre mondiale, des enfants en institutions, R. Spitz constate que malgré des soins physiques parfaits, ils présentent de graves troubles : « Complètement passifs, ces enfants gisaient dans leur lit, le visage vide d'expression (...), la coordination oculaire souvent défective. » Il utilise alors le terme d'hospitalisme pour désigner les conséquences d'une séparation précoce d'avec leur mère et de carences affectives.

Cette découverte va avoir un impact social considérable. Elle va faire prendre conscience aux professionnels de l'enfance de l'importance de l'affectivité du bébé, et permettre aux théories psychanalytiques de se diffuser. Mais avec elles, c'est toute une conception de la relation mère-enfant qui va s'instaurer : la mère est en effet vue comme le pilier de l'équilibre affectif de son enfant. La garde par des tiers ne peut donc être que néfaste à son développement harmonieux. Même si les travaux de la Française Jenny Aubry (1903-1987) montrent que les troubles dus à la séparation peuvent être compensés par une humanisation des soins, une méfiance subsiste vis-à-vis de l'accueil collectif.

Autre impact important de la conception de la relation mère-enfant : la marginalisation des pères. En plaçant la mère au centre de la vie affective de l'enfant, le père est de fait évincé. Il est cantonné à une fonction particulière, celle d'incarner l'ordre social. A cela va s'ajouter la critique virulente de la position patriarcale de l'homme dans les années 60 et 70, ce qui va finir d'institutionnaliser la perte de pouvoir des pères.

Gaëtane Chapelle